Il y a au milieu du film une scène discrète qui l'air de rien m'apparait comme une scène clé. Laszlo Toth est face à son second, le génial Isaach de Bankolé, l'un des rares acteurs français à faire une vraie carrière aux USA d'ailleurs, qui est avec son fils, alors jeune ado. Bankolé parle de la douleur d'avoir perdu son épouse, et il dit à son fils qu'heureusement c'était il y a si longtemps, il était si petit, qu'il ne s'en souvient pas, et qu'il n'a pas souffert. Le gamin prend alors la parole, et c'est la seule fois qu'il parle de tout le film, et il dit : si, je m'en souviens très bien, mais je ne te l'ai jamais dit, pour t'épargner. Et j'ai vraiment l'impression que c'est Corbet, le réalisateur, qui nous parle et que ce qu'il fait durant les presque 4 heures de ce film magnifique, c'est de nous épargner de tout ce qu'aurait pu être ce film si il s'était laissé aller à la grandiloquence et au démonstratif. Le film s'ouvre sur un retour des camps, mais il nous épargne la Shoah, il nous épargne les longs travellings de souffrance à la Kapo, et ne capitalise pas sur cette tragédie pour générer du pathos. Il nous épargne le biopic convenu en créant un personnage de fiction pure, ne sortant que de son imagination et l'intégrant pourtant parfaitement dans l'Histoire. Depuis combien de temps n'avions nous plus vu un film de cette ampleur et de cette ambition partant d'un scénario 100% original, qui ne soit ni un biopic ni une adaptation de roman ? Cela fait des années je pense. Et surtout, Corbet nous épargne la grandiloquence des films du genre proposant quelque chose de relativement sobre, allant à l'épure à chaque fois qu'il le peut. Pas de grande reconstitution assommante, pas de plans tourbillonnants qui sont là pour cacher le vide, préférant œuvrer par la mise en scène à la création d'un monde interne beaucoup plus riche. Il en va de même pour son personnage, grand architecte qui consacre une grande partie de sa vie à la construction d'un seul et unique bâtiment. Là encore, Corbet nous épargne la trajectoire ascendante puis descendante d'une longue carrière écrite d'avance avec tous les poncifs du genre pour consacrer la quasi totalité de son film sur la construction d'un seul et unique bâtiment, mais quel bâtiment !, avec tout ce que cela met en jeu derrière. Et quand Corbet veut faire du grandiose, il le fait par la mise en scène, par le choix de ses lieux, notamment lors de la sublime scène dans la carrière de marbre bleu à Carrera, l'un des moments les plus beaux et les plus fous du film, où il se fait quasi Pasolinien (beaucoup pensé à Oedipe Roi notamment). Donc c'est un film d'une grande intégrité, ce qui n'enlève rien à son ampleur phénoménale, mais qui est tout sauf toc. Il y a une autre phrase aussi importante dans le film, c'est quand le fils, odieux, de son mécène lui dit : nous vous tolérons. Je ne pense pas comme j'ai pu le lire que cette phrase soit liée à l'antisémitisme du personnage mais je la vois plutôt comme la critique du système de construction de l'état américain. Ce type parle à Toth comme s'il était un étranger, nous vous tolérons, c'est un immigré qui vient de débarquer, mais il oublie qu'il en était un lui aussi, ou son père, ou son grand-père, et que les USA se sont construites en n'étant qu'une succession de couches d'immigrations, et qu'à part les Indiens, tous les Américains sont des immigrés et que chacun est l'immigré de la génération d'avant. Corbet montre ça avec beaucoup de finesse et se rapproche du Cimino de La Porte du Paradis lorsqu'il évoque les tensions et règlements de compte entre différentes communautés. Dans ce film immense, il devait bien y avoir un caillou dans la chaussure, et bien évidemment il s'agit de la scène du viol (je n'en dis pas plus pour les gens n'ayant encore pas vu le film), et oui cette scène est évidemment problématique, oui on s'en serait bien passé, oui elle fait basculer le film dans quelque chose de clinquant et démonstratif, presque un côté petit malin dans le sens où il crée quelque chose d'irrémédiable et qu'il le sait, mais voilà cette scène est là (comme sa scène miroir quelques instants plus tard où la femme se rend chez le mécène pour régler ses comptes, l'une découlant de l'autre), et il faut bien faire avec, on ne peut pas faire comme si on ne l'avait pas vu. J'essaie de comprendre pourquoi Corbet a voulu montrer ça comme ça, pourquoi il ne s'est pas rendu compte que cette scène ne fonctionnait pas avec son film, et je pense qu'il a sciemment voulu créer une rupture, quelque chose de net, de tranché, faisant basculer le film sur un point de non retour. Oui c'est du pur symbolisme, mais on avait déjà tout compris avant. Il ne fait qu'appuyer à un endroit où on avait déjà mal. Mais je me dis que s'il a choisi de le faire (alors qu'on sait tous très bien qu'il aurait l'intelligence de s'en passer), c'est qu'il avait ses raisons. Cette scène me gène, certes, mais ne m'empêche pas d'admirer la beauté de l'ensemble, qui m'a subjugué.