The Dark Knight Rises: dissection
En guise de préambule, je souhaiterais dire que les lignes qui vont suivre ne constituent pas à proprement parler une critique au sens où on l'entend, mais plutôt à une analyse, une décomposition de l'oeuvre de Christopher Nolan - de mon point de vue. D'où le recours au terme de 'dissection', qui sémantiquement présuppose la segmentation des grilles de lecture traditionnelles, au profit d'un motif plus large et, soulignons-le, plus 'ambitieux' qu'à l'accoutumée. Nombre de ceux qui auront la patience de lire ces lignes me jugeront fat et présomptueux, voire délirant. Je ne crois néanmoins pas être du nombre des alienés d'Arkham... Mon objectif est clair, démontrer que la trilogie de Nolan n'est nullement une suite de blockbusters ayant trait au Batman, superhéros masqué surnommé, selon les fans, le 'Caped Crusader', ou le 'Dark Knight', mais une véritable parabole socio-politique utilisant justement la mythologie américaine contemporaine en guise de miroir d'une société sur le déclin, dévorée par les puissances d'argent, et dont la cohérence en tant que telle ne tient justement qu'à un fil, celui de l'American Dream précisément incarné par les héros de papier, les justiciers numériques; images illusoires véhiculées aussi bien par les comic books que par les mass-media télévisuels ou hollywoodiens. Fascinante mise en abyme, par le truchement de personnages irréels, voire inhumains, la trilogie Batman revisitée constitue à mon sens une vision désabusée de la démocratie américaine d'aujourd'hui, et du chaos qui menace. C'est ainsi une vision fine de l'anarchie rampante, de ce vers quoi le monde occidental contemporain tend à basculer. Ces films sont une sonnette d'alarme; car si nous n'y prenons pas garde, les berceaux démocratiques d'hier seront les tombeaux fascistes de demain. Au plan cinématographique, cela se traduit par une symbologie certes codifiée et adaptée à un genre particulier, celui du 'summer blockbuster'. De manière très schématique - et j'ose dire 'simpliste', l'on pourrait aisément considérer le Batman de Nolan comme le fantasme d'un geek attardé, nourri d'anime japonais et de séries américaines aseptisées. Je pense sincèrement que ce serait faire preuve de mièvrerie que de limiter le canevas non-linéaire de Nolan à une ambition si simpliste et limitée. Je me propose donc d'en faire la démonstration dans cette 'critique' qui se veut davantage auscultation, analyse qu'autre chose.
1. Le Personnage
Tout le monde connait aujourd'hui par coeur l'origine du Batman; à savoir Bruce Wayne, milliardaire philanthrope coureur de jupons un peu original... De l'aveu même de Bob Kane, ce personnage fut originellement créé pour revêtir une aura mythique, signe de la Destinée. Le nom même est une combinaison de personnages historiques mais parvenus au seuil de la légende: Robert Ier le Bruce, libérateur de l'Ecosse, et le général de brigade Anthony Wayne, surnommé 'Mad Anthony', héros de la Guerre d'Indépendance américaine. Ces deux personnages furent des libérateurs, des héros de la Liberté. D'où la dimension mythique et dès lors, quoique de manière limitée, 'politique' du Batman. Issu d'une classe privilégiée, les milliardaires des Années Folles, le Batman incarne un paradoxe qui n'en est pas un. A l'époque, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'ambition et la volonté, alliés à l'ingéniosité, peuvent triompher dans une société pétrie de classes et d'aristocratie au sens étymologique. Contrairement à la croyance égalitariste contemporaine, les Etats-Unis sont une société de classes, et ceux dès les débuts des 13 Colonies de Nouvelle Angleterre... Le 'Boston Toast' de John Collins Bossidy, qui se rapporte aux Boston Brahmins, la 'gentry' du Massachussetts, l'affirme sans détour: "And this good ol' Boston / The home of the bean an' the cod / Where the Lowells talk only to Cabots / And the Cabots talk only to God". La figure paternaliste du milliardaire parti de rien, du Commodore Vanderbilt à John Davison Rockefeller, en passant par Andrew Carnegie, n'est pas qu'un rêve: c'est une réalité.
Le Bruce Wayne de Batman Begins (2005) est une figure torturée, qui s'estime la seule et unique victime d'une société gangrenée, folle et meurtrière... Il s'avère que ladite société est le reflet de l'époque contemporaine, où la limite reste floue entre la criminalité des uns et des autres. Le mafieux n'est ni plus ni moins corrompu que le C.E.O. malfaisant William Earle, qui tente de privatiser un conglomérat jusque-là 'familial' - cf. la transition du paternalisme industriel à la folie du Marché devenu entité sacro-sainte, auto-régulatrice. A l'écran, la symbologie du métropolitain, créé pour les masses par un entrepreneur issu de ce que d'aucuns ont pu appeler le 'capitalisme rhénan', est puissante; sa destruction marque la fin de l'illusion, du rêve (nous reviendrons sur ce point). Mais Bruce Wayne n'est que le mobilis in mobile, une figure onirique, dont l'humanité n'est que diaphane au même titre que les ailes de la chauve-souris... Assoiffé de vengeance, il se fait bête, transforme jusqu'à sa voix, rejette son humanité - il est une créature de la nuit, un ange - ou un démon - venu rêgler les comptes. Il se heurte bientôt à LA figure anarchiste de l'univers de Batman, Ra's Al Ghul. Etoile démoniaque, la constellation Algol symbolise le chaos issu de la destruction. Parvenu - apparemment - à le vaincre, il est bientôt confronté à l'abomination, la cruauté faite homme, celui pour qui le chaos est inhérent à la nature même de l'être - le Joker, figure anarchique elle aussi. A la destruction physique succède l'annihilation mentale, sous-jacent toujours le chaos imminent. Autre ennemi, Scarecrow se nourrit des peurs les plus noires, des angoisses existentielles, de la vanité de l'Homme face au néant - symbolisé par la nuit. N'est-il pas lui aussi une figure de l'anarchie, du chaos engendré par la déréliction de l'Ordre établi?
Mais passons et revenons au Batman, justicier déterminé à se repentir d'un crime qui le dépasse, celui de l'Humanité dans sa globalité... Le Batman agit, là où dominent l'attentisme et la résignation. Il échappe aux structures, à cet Ordre établi qui n'est qu'un mensonge de plus... Mais le Batman est une figure torturée, inhumaine. Ses prouesses physiques et son audace ne sont pas de ce monde. Le Batman poursuit une chimère impossible, le rachat des crimes de ce monde, le rachat de l'Apathie générale. Ladite apathie constitue l'absence d'énergie, de volonté d'agir - le Batman est pour le monde contemporain - notamment la population américaine - le truchement aisé et loin d'être dispendieux vers la catharsis, la réalisation inconsciente de ce rêve d'action et de justice triomphante. Le Batman, et tous les héros de papier, les magical girls d'anime, les protagonistes de films, incarnent les passerelles 'cheap' de la société moderne vers l'ataraxie mentale. Qui n'a jamais connu stress et angoisse, peur de l'avenir ou déception sentimentale, et ne s'est pas senti 'revivre' à la lecture ou à la contemplation d'aventures imaginaires et oniriques? Catharsis. Le Théâtre avait déjà cette vocation de purgation des passions dans la Grèce antique, or tous les acteurs portaient un masque, pour que l'on puisse s'identifier, s'incarner en eux... au même titre que le Batman qui, précisément, porte un masque (citation de 'Batman Forever': "nous portons tous un masque" - "moi je suis un livre ouvert. Feuilletez-le!").
Pour en revenir au film, le Batman de Nolan dans le dernier opus est totalement défait, anéanti par le poids d'années de mensonge visant à faire triompher l'Ordre établi. Mais les fondations tremblent; d'un péché originel ne saurait être constituée une société fondamentalement bonne: le Chaos menace; mais le Batman n'a plus la même force face à l'Anarchie. Les masses elles-mêmes ont fini par réaliser le mensonge, et ne demandent que le déclic qui va précipiter la Cité - la 'Polis' - dans la folie destructrice. Ce 'déclic', c'est Bane, ou plutôt la 'Ligue des Ombres', personnification des mouvements millénaristes et anarchistes déterminés à annihiler la Nouvelle Babylone. Plus lent et moins acrobatique, le personnage incarné par Christian Bale se repose davantage sur une technologie issue du complexe militaro-industriel - qui emprunte son design conceptuel à l'aéronautique de pointe, type chasseurs F-22 ou F-35 - que sur sa propre force intérieure.
Laissons maintenant en suspens le personnage, sur lequel nous nous pencherons de nouveau par la suite.
2. Le Proscenium
La Cité constitue le topos de l'oeuvre de Nolan, une unité de lieu quasiment jamais démentie. L'évolution, le glissement de l'onirique Gotham City vers la New York contemporaine constitue bien une progression dramatique d'un film à l'autre. Dans Batman Begins, Chicago, Cité des Vents - et donc des rêves - sert de proscenium à la naissance du Chevalier Noir, et a l'aspect futuriste des métropoles de scientifiction d'Amazing Stories - la fameuse parution d'Hugo Gernsback; première impression renforcée par la présence d'un métropolitain aérien. Signe du chaos imminent, la crasse et la noirceur viennent fouetter au corps cette mise en scène idyllique, la nuit étant le domaine du Croisé Encapé. Wayne Manor constitue le seul topos dans l'ensemble de la trilogie où le jeu des couleurs chaudes et ocres de la pierre d'un château anglais apporte calme et sérénité. La nuit, le Manoir est toujours amplement éclairé, laissant deviner qu'il s'agit d'un lieu de méditation, une oasis de calme où trouver la Paix et la Vérité... La Caverne - la Batcave - n'est pas innocemment dissimulée par la structure néo-renaissance, dialectique du Beau et de l'Idée, conceptions platoniciennes à l'origine de la civilisation.
Le glissement qui s'opère dans les opus suivants n'est pas innocent. Il faut cependant revenir aux sources de la dénomination 'Gotham City' pour comprendre la portée politique de l'assimilation à la New York contemporaine. En effet, comme ne l'ignore pas l'historien amateur, le surnom 'Gotham' est le fait de l'écrivain Washington Irving, qui l'utilisa pour la première fois dans son périodique satirique, Salmagundi, or The Whim-whams and Opinions of Launcelot Langstaff, Esq. & Others. Or ce sobriquet trouve son origine dans la ville de Gotham, dans le Nottinghamshire, dont les habitants étaient considérés comme particulièrement stupides.
Ainsi, à Gotham City cohabitent psychotiques, justiciers encapés et imbéciles notoires. En d'autres termes, les alienés refusant l'horreur abjecte d'un monde en apparence normal mais en fait, selon leur propre point de vue, dépourvu de sens; les idéalistes épris de justice et liberté, rejetant ce qu'ils considèrent comme des freins à l'individualité et à la réalisation pleine et entière du soi; le peuple étranger aux interrogations des uns ou des autres, simple troupeau conditionné