Comment restituer toute la singularité d'un trajet de vie, d'une personnalité, lorsqu'un genre cinématographique nous impose de rester dans les normes ?
Le film biographique est un exercice difficile. Les enjeux sont grands, les contraintes plus grandes encore. Ken Russell a pourtant consacré une grande partie de son oeuvre à cet art délicat, et "The Debussy Film : Impressions of the French Composer" n'est pas son premier coup d'essai.
Le sous-titre agit comme un avertissement. Russell nous présente ses impressions de Debussy. Nous ne serons pas en présence d'une biographie conformiste. Dès son travail sur Elgar en 1962, Russell avait tenté d'instiller la spécificité de son regard sur ses sujets, en imposant à la BBC des reconstitutions jouées de la vie du compositeur, plutôt que des images d'archives qui étaient alors la norme à l'époque. Nous sommes désormais en 1965. Fidèle à lui-même, Russell pousse le cran plus loin. Nous avons définitivement quitté les territoires du documentaire bien cadré pour partir vers de nouveaux horizons.
Cela passe d'abord par une astucieuse mise en abyme : un réalisateur monte un film sur Claude Debussy.
Incarnant à la fois le compositeur et l'acteur le dépeignant, Oliver Reed voit progressivement l'existence de ses personnages se fondre dangereusement l'une dans l'autre.
Il ne suffit pas d’égrener une à une les étapes de la vie d'un homme pour faire ressortir son essence. Plutôt que de tenter une reprise fidèle de son histoire, Russell va digresser sur ce que lui inspire Debussy. Si le compositeur s'inspirait lui-même des peintures pour ses œuvres, Russell s'inspire en retour de Debussy pour livrer ses impressions visuelles. Dans sa grande majorité, le film est composé de séquences hypnotiques, d'envolées lyriques inexplicables, indescriptibles, quasi-muettes. La musique et les mots ne jouent pas sur les mêmes plans. Tout le charme de Russell se trouve dans ces virevoltantes compositions qui semblent aussi spontanées que fugaces dans leur beauté. La musique est une chose, mais elle n'en est que plus organique si elle est soutenue par des corps en mouvement. Se promener. Nager. Danser. S'effeuiller. Se battre. Russell fait partie de ces rares cinéastes à pouvoir restituer au spectateur tout le mystère de la matière humaine, pour mieux la lui reprendre ensuite. Ancien danseur ayant également étudié la photographie, il sait autant filmer les corps que l'organe permettant de les observer. Le cinéma de Russell est un cinéma de regards. "The Debussy Film" aurait pu n'avoir aucune histoire que nous serions quand même pris dans ces jeux de regards qui parlent pour eux-mêmes. Celui de Reed bien sûr, son magnétisme ténébreux, d'ores et déjà magnifié pour cette première collaboration, alors que la légende de l'acteur n'est pas encore tout à fait scellée. Vladek Sheybal et Annette Robertson ne sont pas en reste, puisqu'ils complètent avec brio cet étrange ballet où le désir semble être l'enjeu principal.
Si celui-ci est le moteur de la création, Russell connaît le potentiel de destruction qu'il peut également contenir. Aussi inspirante que ravageante, la femme est l'avenir de l'homme, ainsi que son passé et son présent, surtout quand ceux-ci se mélangent. Mais tout avenir a une fin. "It seems he was a composer", déclame un passant devant la procession funéraire de Debussy. Un compositeur ne peut pas être la somme de ses œuvres, il ne restera forcément plus rien sur le long terme.
(il y a toujours une forme de tristesse, à la fin d'un film biographique, une sorte de "tout ça pour ça", comme si le caractère vain de l'existence nous était étalé sur la figure sans que l'on ait de moyens de se défendre. Pour autant, je n'ai pas vraiment ressenti cela devant "The Debussy Film". Le générique de fin s'est déroulé et quelque chose s'est passé. On ne sait pas trop quoi, on n'a pas forcément envie de le savoir, mais c'est une certitude qui dépasse nos attentes : on y reviendra. Une vie, cela ne peut pas se revoir. Néanmoins nous avons toujours le pouvoir de recommencer un film si nous le souhaitons. Et je retournerais un jour sur "The Debussy Film", et je suis certain que j'y verrais tout autre chose, tout comme chacun d'entre nous voit la vie des autres à travers le prisme de son propre regard.)