Les faits sont peu connus, et pourtant les victimes se comptent par centaines. Aux alentours du 18e siècle, dans toute l’Europe et pendant plus d’un siècle, des femmes (pour la plupart) mettaient fin à leur vie en commettant des meurtres, généralement sur des enfants (parce que considérés encore comme innocents), pour échapper à une existence austère qui les plongeait dans la dépression, régie uniquement par le tout-religieux et le tout-patriarcat. À cette époque marquée par une foi catholique et protestante stricte, le suicide était considéré comme le pire des péchés qui menait à la damnation éternelle. Avant leur exécution, ces femmes confessaient leur crime, puis mourraient pardonnées de leurs fautes et accédaient ainsi au paradis. On appelait ça le «suicide par procuration». Un suicide certes, mais avec la bénédiction de Dieu.
Veronika Franz et Severin Fiala se sont passionnés pour ce phénomène et se sont inspirés d’un cas en particulier, celui d’Ewa Lizlfellner. Ewa qui, ici, devient Agnes, jeune paysanne fraîchement mariée ne parvenant pas à trouver sa place dans un monde rural âpre et froid (le milieu paysan pauvre autrichien de 1750) auquel elle se retrouve assujettie. La voilà coincée entre un mari refoulant visiblement ses pulsions homosexuelles et refusant de la toucher (et donc de lui faire un enfant, fonction obligatoire pour les femmes du village sous peine d’être blâmée et rejetée, et qui deviendra une obsession pour Agnes), et ces journées harassantes passées à se plier à un dur labeur.
Dans cette vie de servitude, cette vie sans joie rythmée seulement par les prières, les tâches agricoles et ménagères, cette vie sans cesse ramenée aux besognes, au jugement des autres et où les femmes sont si peu considérées socialement, comment s’épanouir, comment s’appartenir ? Comment alors exister, ne serait-ce qu’un instant, pour soi ? Dans le jargon du 18e siècle, on disait des personnes mélancoliques qu’elles étaient prises au piège dans le «bain du diable», et cette expression fait directement référence aujourd’hui à la dépression. Car c’est bien la dépression, la folie même, qui s’empare d’Agnes (Anja Plaschg, habitée et intense). Dans cette maison sombre qui ressemble davantage à une tombe ou à travers ces forêts lugubres et tristes, Agnes n’a rien pour se raccrocher à la vie (à peine son amour pour les papillons, pour les beautés diverses de la nature). Rien pour aller mieux, qui pourrait l’aider à surmonter cette envie atroce de mourir.
Franz et Fiala excellent à saisir l’atmosphère oppressante d’une petite communauté paysanne (quelques plans, sublimes, évoquent même peintures et tableaux) sclérosée par les traditions et les commandements incessants du Seigneur (on pense beaucoup à You won’t be alone et à Bruno Reidal). On n’est même, parfois, jamais loin du film d’épouvante, dans les ambiances, dans les comportements ou dans certaines visions de pur cauchemar. Sauf que cette épouvante est avant tout humaine, profondément humaine. Le final, saisissant, va dans ce sens, danse macabre et ricanante, farandole de fous à la Bruegel où l’on semble, pour un temps, se défaire de sa condition, de sa morale et de ses carcans, en célébrant pourtant sa propre inhumanité.
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