LA MORT EN MARCHES
Evil Stairs (aka The Devil's Stairway) est l'un des premiers exemples de thriller psychologique / horrifique dans l'histoire du cinéma coréen, s'inscrivant dans la lignée de La Servante (Kim...
le 24 nov. 2023
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Evil Stairs (aka The Devil's Stairway) est l'un des premiers exemples de thriller psychologique / horrifique dans l'histoire du cinéma coréen, s'inscrivant dans la lignée de La Servante (Kim Ki-young, 1960), tout en empruntant considérablement à Les Diaboliques (Henri-Georges Clouzot, 1955), ainsi qu'aux films de Henry Hathaway, Samuel Fuller, et surtout Alfred Hitchcock.
Le 14e long-métrage réalisé par Lee Man-hee en trois ans, il jette les bases de son cinéma culte pour les années à venir, comprenant des chefs-d'œuvre tels que Black Hair (1964), A Water Mill (1966), A Day Off (1968) et son film testamentaire The Road to Sampo (1975). La simplicité apparente du scénario pourrait rebuter, mais elle offre à Lee Man-hee la liberté de s’en donner à cœur joie dans la réalisation ; et du point de vue de la mise en scène, c'est un véritable feu d’artifice, qui mériterait une analyse approfondie dans toutes les écoles de cinéma à travers le monde.
The Evil Stairs a été tourné en 1964, en plein second âge d’or du cinéma coréen (1959 – 1969). La production cinématographique atteint les 147 longs-métrages cette année-là avant de continuer de croître et de dépasser les 270 films tournés en 1969.
Lee Man-hee émerge comme l'une des nouvelles figures de proue parmi les cinéastes de cette époque. Né en 1931, il s'engage dans l'armée, participant à la Guerre de Corée (1950/53). Par la suite, il travaille en tant qu'assistant réalisateur aux côtés de Ahn Jong-hwa, Park Gu, et Kim Myeong-je, avant de réaliser son premier long-métrage, le « film de famille » Kaleidoscope (1961), mettant en scène la vedette Kim Seung-ho. Il connaît son premier succès public avec Call 112 (1962), l'un des tout premiers thrillers de l'histoire du cinéma coréen et dont il réalise lui-même deux remakes, Six Shadows (1969) et A Triangular Trap (1974).
Après son tonitruant succès de la superproduction (anti-communiste) de commande, Marines Are Gone (1963), Lee Man-hee enchaîne avec plusieurs projets plus personnels, dont le polar noir Black Hair et le thriller horrifique The Evil Stairs (1964). Bien que de genres fondamentalement différents, ces deux œuvres se complètent parfaitement, jetant les bases des expérimentations cinématographiques à venir de Lee Man-hee : des œuvres profondément formelles, caractérisées par une mise en scène minutieuse. Le réalisateur semble moins préoccupé par l'intrigue basique et le développement psychologique des personnages (dont nous en savons finalement très peu), que par la représentation visuelle des tourments intérieurs de ses personnages tentant en vain de se défaire des ennuis qu'ils ont causés. Autant dans Black Hair, le protagoniste semble pleinement conscient de ses actes et de leurs conséquences, acceptant son destin inévitable (dans des escaliers), le héros d'Evil Stairs semble dépourvu de tout remords avant d'être rattrapé par sa propre culpabilité.
Le scénario est convenu et déjà été vu maintes fois par ailleurs : un homme en couple avec une femme qu’il n’aime pas, cherche à s’en débarrasser pour pouvoir épouser la fille de son patron, directeur d'un hôpital. La première partie pose laborieusement les fondations, flirtant avec l'overdose mélodramatique typique des productions de l'époque, pour basculer ensuite dans une seconde partie quasi muette, constituée d'une succession de séquences purement visuelles empruntées directement aux genres fantastique et d'horreur. Bien que certains spectateurs pourraient se lasser de cette accumulation de scènes « hantées », il est indéniable que Lee Man-hee réussit un véritable tour de force en multipliant les situations et les cadrages dans un seul et même lieu pour susciter différents sentiments d'effroi. Cela se manifeste à travers l'utilisation subtile du lieu principal (avec ses planchers qui grincent, ses ampoules qui clignotent et ses volets et portes qui s'ouvrent soudainement comme poussés par une force invisible), transformant le lieu en un véritable personnage, ainsi que par les différentes situations d'apparitions, les soupçons d'autres personnages et les risques d'être démasqué.
L'hôpital devient d’ailleurs un personnage à part entière, semblant véritablement possédé pour tourmenter mentalement le protagoniste et « espionner » ses occupants grâce à une multiplication de cadrages inhabituels en hauteur. Les escaliers représentent naturellement la plus grande menace potentielle, que ce soit ceux à l'intérieur, dont la rambarde cède à chaque fois au moment le plus inopportun, ou les escaliers raides à l'extérieur. Une fois de plus, Lee Man-hee réussit l'exploit extraordinaire de multiplier les angles pour véritablement dominer les personnages. Le gag récurrent du réparateur, apparemment incapable de résoudre le problème, atteint son paroxysme dans sa dernière apparition lors du générique de fin : peu importe le nombre d'interventions, l'homme ne sera jamais capable de lutter contre la méchanceté et la cupidité humaines, qui briseront toujours les les rampes pour arriver à leurs fins.
ATTENTION SPOILERS:
Pour une analyse plus approfondie, revenons rapidement sur l'introduction, qui semble en apparence la partie la plus convenue du long-métrage et qui, en réalité, raconte déjà toute l'histoire à venir :
Le générique de début pose ainsi les lieux du futur drame à travers une série de plans fixes pour permettre au spectateur de se repérer. Cette séquence insuffle également un premier sentiment d'inconfort entre la sombre bâtisse de l'hôpital, son imposant escalier intérieur et le raide passage extérieur, ainsi que cette inquiétante mare située à quelques mètres, lieu du futur drame.
La première scène s'ouvre sur la mort, avec un médecin surveillant le transport funèbre d'un cadavre dans un petit hangar, qui se révèle être une sorte de morgue.
S’ensuit une série de plans sur les personnages principaux : un médecin et sa maîtresse infirmière. Elle est introduite comme le personnage dominant, debout, revêtant une tenue chic et affichant un air de supériorité et de satisfaction évident. Cela donne une impression complétement faussée de sa véritable personnalité, permettant ainsi à Lee Man-hee d’accentuer encore le sentiment d’inconfort (inconscient) de ses spectateurs en renversant totalement notre propre première appréciation par la suite.
Ces deux personnages semblent entretenir une relation interdite, ou du moins cachée, en quittant les lieux discrètement l'un après l'autre. En partant, la jeune femme se trouve littéralement « emprisonnée » par un plan relativement long, en étant de l'autre côté d’une grille d'entrée fermée.
La séquence suivante, de danse, introduit de suite une notion de « séparation », de quelque chose qui n’irait plus dans ce couple : la jeune femme s’énerve à ne pas réussir à capter le regard de son partenaire – pire, ils regardent dans des directions opposées et ne semblent pas du tout proches. Il est à noter que c'est désormais le docteur qui mène la danse, dans le sens le plus littéral.
La scène suivante est marquée par l'entrée spectaculaire d'une autre jeune femme, visiblement aisée, qui fait une entrée tonitruante et remarquée à l'hôpital. Il est à noter qu'elle croise dans le hall d'entrée, pour la première fois, le mystérieux réparateur des fameuses marches, en train de fixer une rambarde visiblement endommagée ; tandis qu’elle monte à l’étage, une personne descend péniblement les marches à l'aide de béquilles – présageant à la fois le terrible accident à venir et la descente des escaliers raides à l’extérieur de l’infirmière. On découvre finalement que cette seconde jeune femme est la fille du directeur des lieux et future épouse du médecin des débuts.
Ensuite, on assiste à une courte sortie du médecin avec la fille du directeur. Contrairement aux premières scènes avec sa maîtresse, qui se déroulaient toujours dans des « lieux clos » tels que l'intérieur de bâtiments ou des endroits offrant peu d'espace, ici, les deux amoureux s'échappent littéralement du cadre, avec des scènes en extérieur offrant notamment un magnifique panorama sur la ville en contrebas.
En quelques plans, Lee Man-hee a réussi à raconter une bonne partie de l’intrigue à venir, qu'il va ensuite développer de manière plus classique à travers des dialogues et des portes qui claquent : un médecin a visiblement « profité » d'une jolie infirmière (lors d'une dispute, il lui dit d'ailleurs : « Ce n'est pas comme si je t'avais violée / forcée à coucher avec moi ») avant son futur mariage avec la fille de son patron ; mais cette relation semble toucher à sa fin. La célèbre cage d’escalier apparait déjà comme un potentiel futur danger, mais aussi, à l'instar de La Servante, comme le symbole d’un véritable « ascenseur social », puisqu'il mène au premier étage où se trouve le bureau du directeur.
La séquence du meurtre, survenant après le premier tiers du film, est un véritable tour de force de mise en scène dans sa méticuleuse création d'alibi, son passage à l'acte, et son apogée de suspense lors de l'exécution et de la terrible « disparition du corps ». À noter qu'une fois l'irréparable commis, Lee Man-hee s'amuse autant avec l'image qu'avec la bande-son, accentuant de manière outrancière le cliquetis des horloges, faisant grincer les planchers et souffler le vent, sans pour autant recourir à la facilité avec l’absence totale de « jumps scares » (le film pourrait servir de cas d’école pour l’ensemble de réalisateurs de producteurs horrifiques des vingt dernières années). Si certains sons sont particulièrement forts et stridents, cela est malheureusement dû à la bande-son originale très abimée lors de sa redécouverte, et dont le mauvais état n’a pas permis un meilleur mixage pour l’actuelle version restaurée.
Pour apprécier pleinement The Evil Stairs, il est essentiel de dépasser l'intrigue simpliste qui n'est finalement qui ne sert finalement que de prétexte à Lee Man-hee pour se livrer à un formidable exercice de style. Le film gagne également en puissance au fil des visionnages, une fois les tenants et aboutissants connus pour permettre au spectateur de, justement, de se concentrer pleinement sur le génie et la méticulosité de la mise en scène. Evil Stairs n'a absolument rien à envier aux meilleurs films d'Hitchcock ; il est même d’autant plus exceptionnel en le replaçant dans son contexte historique où la plupart des productions se contentaient d'enchaîner des films commerciaux rapidement et à moindre coût, sans se soucier de la mise en scène. Malgré son rythme de travail effréné, Lee Man-hee prouve justement qu’un vrai cinéaste est capable de s’adapter à toutes les situations pour produire des véritables chef-d’œuvre – et Evil Stairs n’est pas loin d’en être un.
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le 24 nov. 2023
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