Je n'avais aucun intérêt particulier pour The double, mais on m'a passé le film il y a un moment ; j'aurais probablement moins traîné à le voir si j'avais su que ce film était aussi particulier.
L'univers de The double est complètement absurde et fantasque, au point que j'aurais plutôt imaginé le film sous forme d'animation. Ca m'a beaucoup évoqué des bizarreries que Serge Bromberg passait dans son émission, "Cellulo", et que je voyais étant gamin.
Le surréalisme des situations, l'ambiance étrange, et le rythme de certaines actions, comme réglées de façon mécanique, m'ont vraiment fait penser aux libertés qu'on peut prendre avec un film d'animation.
Tout le début du film dégage cette aura étrange, troublante, car difficile à définir. Le personnage principal joué par Jesse Eisenberg, Simon James, est dans une rame de métro quasi vide. Pourtant, un homme, dont on ne verra jamais le visage quel que soit le plan, lui dit "you're in my place". Les couleurs et les éclairages dans la rame ont un côté glauque, peu naturel, et c'est un détail, mais ça ajoute à l'étrangeté du tableau : le protagoniste passe devant deux petits miroirs, qui déforment un peu son reflet, chacun différemment. Pourquoi y aurait-il ça dans le métro ?
Survient une autre situation encore plus déstabilisante : lorsque les portes du métro s'ouvrent, un homme y fait entrer une quantité interminable de paquets, un à un, machinalement, sans prêter attention au fait qu'il empêche Simon de sortir. Le comportement saugrenu des personnages, allié à la répétition insensée d’une même action, rend la situation encore plus déstabilisante. Je ne savais même pas si j’étais censé en rire.
Absurde est le maître-mot dans The double. Les situations sont absurdes, les dialogues sont absurdes.
Mais, ce que je n’ai compris qu’ensuite, c’est que ce n’est pas gratuit, ou du moins, le réalisateur ne se contente pas de créer des scènes décalées. Contrairement à l’insupportable Dupieux, qui fait de l’absurde pour de l’absurde, et même se permet n’importe quoi sous prétexte de faire de l’absurde, l’absurde de The double a du sens, une fonction même, qui diffère selon les situations.
Dans la séquence d’introduction, ce que j’évoquais sert à définir le personnage principal comme un être faible, qui se laisse marcher dessus. Mais dans son film, Richard Ayoade fait sans cesse dans l’exagération, il décuple la bêtise de scènes qu’on pourrait voir dans notre quotidien.
The double présente une grande moquerie des normes de notre société : les normes sociales (l’homme qui réclame sa place dans le métro), ou les règles de la bureaucratie (l’employé qui réclame à voir la carte d’identité qu’il vient d’attribuer à Simon), par exemple. Des normes respectées dans des proportions extrêmes, jusqu’à ne plus avoir de sens.
Ces échanges rapides, ces dialogues de sourds, avec des fonctionnaires ou ces policiers chargés des affaires de suicide, pour moi ça pointe du doigt ces gens qui cherchent uniquement à remplir leur fonction le plus rapidement possible, pour leur propre bien, sans se soucier de la part d’humanité qui devrait être essentiel à leur boulot.
Le film caricature aussi ce rapport entre les êtres forts et faibles, Simon James est passif, tout le monde abuse de lui, même les inconnus dans le métro, identifiant de suite sa faiblesse. Evidemment, le personnage est joué par Jesse Eisenberg. Et il ne cesse, tout au long du film, de répéter "Sorry". Sorry, sorry.
Les personnages sont aliénés, déshumanisés. Il y a quelques plans avec une personne immobile, dans le fond, qu’on ne remarque qu’au bout d’un moment, comme une forme floue ou effacée. J’adore le fait que le réalisateur ait pris la peine d’ajouter ce détail, placer une personne en fond, juste pour qu’elle n’ait aucune utilité. La fonction de ce figurant dans le plan, c’est d’incarner une personne sans utilité, c’est ça qui est génial.
Avec ces décors et ces objets ayant l’air obsolètes, contrastant avec quelques curieux appareils électroniques, je pense que l’époque dans laquelle se déroule The double est volontairement indéterminée. Et je ne m’étais pas posé la question étant donné que les personnages parlent anglais, mais il semblerait que le lieu soit censé être fictif aussi. Quand Simon met une pièce dans le jukebox du diner, c’est une chanson en Japonais qu’on entend, et on peut remarquer que les monnaies du film sont fictives.
Je trouvais déjà le film brillant et très spécial jusque là, et Ayoade aurait pu simplement continuer sur cette lignée, mais non, au bout d’une demie-heure arrive ce concept du double de Simon James, qui vient travailler au même endroit que lui (ah oui au fait, c’est pour ça que le film s’appelle The double).
On nous y prépare depuis le début du film avec pleins de foreshadowings, de double-sens : "Which one was you ?", "You’re in my place", les photocopies que réclame sans cesse Simon, et ce plan du CD dans le juke-box qui sépare son visage en deux.
Le double, son nom est James Simon, et son caractère est totalement à l’opposé de celui du héros. Personne ne fait le rapprochement entre les deux personnages, Simon James étant un "nobody", et tout le monde adore inexplicablement James Simon.
Le héros est épris d’une collègue de boulot, qui habite aussi en face de chez lui (et qu’il épie avec un téléscope, bon…), mais elle tombe amoureuse de James, même sans lui avoir jamais parlé. Elle sent, rien qu’en le voyant, qu’il est unique.
A mon avis, il s’agit là de critiquer ce type d’injustice, le fait que les grandes gueules comme James Simon ont toujours le dessus sur les faibles comme Simon James, qui se met moins bien en avant. Le fait que les personnages soient des sosies ne fait que souligner l’absurdité d’une telle situation.
Le film est aussi ouvert à pleins d’autres interprétations ; pour moi, il est possible que James Simon ne soit pas réel, comme dans Fight club. Et Simon James ne prend le dessus sur lui que métaphoriquement, même si c’est représenté comme étant physiquement dans le film.
Il y a une phrase lourde de sens prononcée par le héros : "I’ve tried talking to her, but I don’t know how to be myself". Finalement, le fait d’avoir un nemesis lui sert à s’affirmer en tant que personne.
J’ai lu, rapidement, d’autres personnes dire que le film est agaçant. Et je peux comprendre, je pense qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour que je trouve The double agaçant aussi, pour que je n’adhère pas à son absurdité.
Mais au lieu de ça, j’ai trouvé ce film brillant. Brillant et unique (en dépit de la nette influence de Brazil sur certains aspects, j’en suis conscient).
Le seul bémol, c’est la teinte jaune pisse de certaines scènes, mais heureusement, The double fournit à d’autres moments des plans tout à fait sublimes.
Je recommande fortement The double ; ça fait du bien de voir un film qui sort à ce point de l’ordinaire…
PS : Putain, le réalisateur est cet acteur de The IT crowd ?