Trois ans, c'est le temps d'attente que ce film a mis pour sortir en salle. Trois années à spéculer, théoriser, s'enthousiasmer. Après le succès de son dernier film d'animation en stop motion "L'île aux chiens" Wes Anderson ressentait l'envie d'expérimenter un nouveau format. Il maintiendrait la dimension filmique mais les codes y serait bouleversés.
Tourné en 2018 à Angoulême le nouveau film de Wes Andersen devait être l'une des plus grosses curiosités de Cannes en 2020. La pandémie du Covid étant passé par là, le plaisir a dû être reporté à des jours plus cléments. C'est donc cette année que la dernière folie du réalisateur texan a pu être exposé au grand jour. Œuvre artistique clivante -c'est le moins que l'on puisse dire- Wes ne cesse de nous surprendre. Avec ce format original le génie américain a su sublimer son art pour en sortir la quintessence. Une prise de risque payante. Décryptage.
L'univers de Andersen a toujours représenté ce que j'apprécie le plus dans le septième art. Une vraie identité, une pluralité de concepts originaux et un vrai amour pour le cinéma. Dans sa nouvelle composition, Wes nous sert sur un plateau une toute nouvelle perspective sensorielle. Créatif, spectaculaire et parfois même déroutant son sens inné du décalage ne cesse de nous surprendre. On ne peut passer à côté de son univers si singulier.
Ce qui attaque directement les yeux c'est évidemment sa science du détail. Son travail de l'image est exceptionnel de minutie à la limite de l'obsession. Ce doit être un cauchemar à regarder pour les personnes bordéliques. Foisonnant d'allégorie, de symboles et de sous entendu, la richesse du cadrage de Wes mérite de multiples visionnages pour observer le moindre détail. Son amour pour la bande dessinée, les couleurs vives mais aussi les objets hybrides représentent une mine d'or pour le spectateur assidus que je suis. Quand de surcroit on nous situe l'histoire dans une ville fictive française des années soixante alors je ne peux que tomber amoureux ! Après une décennie à nous évoquer son attachement pour notre beau pays j'attendais avec impatience un hommage digne de ce nom. Et c'est une pure merveille, la beauté formelle de cette époque suinte durant toute la fiction. Il parvient d'ailleurs sans problème à mêler la langue de Shakespeare avec la nôtre sans que cela ne paraissent superflu.
La particularité qui frappe également les yeux est le format qu'il propose à son audience : le feuillet sous forme d'un journal à travers de petites histoires de "faits divers". Ce parti pris est un risque très osé. Beaucoup en seront mal à l'aise et réfractaire. Ce qui est compréhensible dans une époque où les codes scénaristiques sont bien installés et rôdés, difficile de prendre le contre pied. Mais ce qui fait la grande force de cet auteur c'est bien sa faculté à sublimer ce qui pourrait paraitre à première vue creux et insipide. J'ai toujours pensé que ce qui importe le plus dans une création artistique ce n'est pas seulement le message que l'on souhaite porter mais le processus de création et les concepts qui en découlent. L'art doit rester un laboratoire où l'on expérimente un maximum de phénomène. Wes décide ici de nous proposer un film à sketchs en trois parties. Chaque partie ayant des particularités très hétérogènes. Si les histoires étaient orchestrées par des acteurs lambdas l'effet n'aurait vraisemblablement pas été le même. Le défilé de stars auquel on assiste procure une réelle valeur ajoutée à la fiction. A chaque nouveau plan on se demande qui va débarquer pour nous submerger d'émotions. C'est d'autant plus agréable car les protagonistes jouent des personnages totalement saugrenus et à contre courant de leur filmographie. On a ainsi ce décalage hilarant de les voir dans cet univers hors du commun. Agissant presque constamment comme des marionnettes désarticulées, sans émotion, avec une diction accélérée, on reste ébahit par tant de finesse. D'ailleurs, la surprenante intimité que le cinéaste nous propose participe grandement au succès des "saynètes".
J'ai pour ma part adoré les deux premiers sketchs, le troisième étant inégal. Benicio Del Toro est savoureux dans son rôle de prisonnier peintre blasé, il forme avec Léa Seydoux un duo énigmatique et étonnamment réjouissant. Et que dire de Frances McDormand une des actrices les plus brillantes de sa génération, cette fois ci dans un rôle plus en retrait. Cette "cougar soixante huitard" éprise d'amour pour un jeune révolutionnaire (Timothée Chalamet) représente l'une des découvertes les plus amusantes du film. Sans oublier les rédacteurs du journal plus fantaisistes les uns que les autres, la palme à Bill Murray avec un rôle rempli de punchline " you're fired, look at the sign, don't cry", vraiment drôle.
Petit bémol, comme énoncé plus haut le dernier quart d'heure du film qui peut paraitre un peu longuet, le format dessin animé n'apportant pas forcément grand chose. Mais c'est un détail, Wes a voulu aller au bout de ses inspirations extravagantes et ce n'est que respectable.
Wes Anderson a donc su avec "The French Dispatch" transcender son art. Doté d'une virtuosité onirique on ne pourrait s'épuiser à le redécouvrir tant la richesse de son œuvre bénéficie d'une infinité de détails dissimulés. Chaque plan pourrait nécessiter un degré de lecture, une analyse graphique mais aussi auditive conséquente. On assiste ainsi à l'apogée de son cinéma à tel point qu'on pourrait étudier cet objet dans les écoles spécialisées. Une mise en scène atypique, un format nuancé, un récit décalé et burlesque qui flirte avec le romantisme, ne serait-ce finalement pas cela l'allégorie ultime d'un homme libéré de ses aliénations sociétales ?