Aimer ou ne pas aimer un film de Wes Anderson, c'est seulement une question de point de vue, presque indépendant des qualités objectives du film lui-même : soit on choisit de voir le "verre à moitié vide", soit on se réjouit du "verre à moitié plein : bien entendu, les deux points de vue sont légitimes, voire même parfaitement justifiés :
le verre à moitié vide : Wes Anderson est un collectionneur obsessionnel, pas très loin de la psychopathie, qui enferme des personnages théoriques dans des situations mécaniques et des cases (d'où son amour pour la BD, en particulier la "ligne claire" franco-belge). Ses films sont magnifiques mais mortifères, sans même parler du fait qu'ils sont exténuants de par leur niveau d'exigence vis à vis d'un spectateur sommé d'admirer une mise en scène parfaite, des images regorgeant de détails minutieusement composés, de dialogues complexes qui multiplient les références dans deux langues - le français et l'anglais cette fois - et d'une voix off qui offre des degrés de lecture supplémentaires. On en sort étourdi et saturé, et cette fois vaguement irrité par les clichés américains sur la culture française qui se réduit une fois encore à l'équation : art conceptuel + violence révolutionnaire + gastronomie (chacun des sujets étant l'objet d'un sketch particulier). Et puis tous ces acteurs géniaux auxquels Anderson ne donne finalement pas le temps d'utiliser vraiment leur talent, n'est-ce pas un véritable gâchis ?
le verre à moitié plein : ce qui est beau chez Anderson, dans tous ses films, plus ou moins réussis, c'est la manière dont le réel résiste aux plans du cinéaste, dont l'inattendu s'invite, dont le hasard contrecarre les plans les plus verrouillés. L'éblouissement de la beauté du modèle bouleverse l'artiste criminel et le relance sur la voie de la création (et du génie) L'interdiction de "pleurer", essentielle à la gestion du monde du "French Dispatch", est rendue inopérante par les gaz lacrymogènes de la police anti-émeute. Le plan parfait d'empoisonnement des kidnappeurs du fils du commissaire échoue parce que le "chauffeur" déteste les radis. L'échec du contrôle omniprésent est patent, et si l'amour entre Français et Américains, prisonniers et gardiens, jeunes et vieux, est le résultat de stéréotypes fatigués, il n'empêche qu'il advient, et que la Beauté est là. Dans ce "French Dispatch", Anderson montre, avec encore plus de lucidité que dans ses films précédents, que le chaos de la vie triomphe toujours. Et c'est très émouvant.
Bien sûr, l'objectivité nous force aussi à admettre que le premier sketch est le meilleur et déséquilibre donc le film. Et que la plus belle interprétation, celle de Jeffrey Wright, toujours parfait de finesse et de complexité, est comme "contrainte" dans la partie du film qui use et abuse le plus de clichés (Clouzot et tout ce genre de choses...). Que l'amour d'Anderson pour la BD est assez mal traduite dans la partie animation du film (sans doute Sfar aurait-il dû être responsable de cette séquence ?). Que nous, Français, sommes forcément blessés dans notre amour-propre - mal placé - de voir Paris ramené par un Américain à un Ennui-sur-Blasé créé à Angoulême, sans même parler d'être mis face à la franche laideur de nos années 50, 60 et 70, que nous vénérons aujourd'hui parce que nous les avons oubliées. Il est bien plus aisé de rire de la Mittel Europa du "Grand Budapest Hotel" que de notre médiocrité nationale, non ?
[Critique écrite en 2021]