Ahhh…voici un autre de mes titres préférés parmi les longs-métrages emblématiques de l'âge d'or des « films littéraires ». Un film audacieux, quasiment inimaginable pour l’époque, qui a sans doute uniquement passé la censure en bénéficiant du « soutien » du gouvernement visant à promouvoir l'exportation du cinéma coréen sur la scène festivalière mondiale à sa sortie. En tout cas, il restera gravé dans l'histoire pour avoir « propulsé le cinéma coréen vers l'ère de la modernité », aux côtés d'autres œuvres marquantes de la même époque telles que Le Brouillard (Kim Soo-yong, 1967) et Holiday (Lee Man-hee, 1968).


La Moustache du Général est réalisé par Lee Seong-gu, réalisateur de 47 films de qualité très inégales entre 1960 et 1979 avant de s’exiler au Brésil. Né en 1928, il commence à travailler pour la société de production Donga Film Company de son cousin à 18 ans ; peu de choses sont connues de ses activités, mais il est mentionné comme acteur dans l’un des moyens-métrages de Yu Hyun-mok en 1949, Sea Breeze, assistant-réalisateur sur Le Jour où elle s'est mariée (Lee Byung-il, 1956) et monteur sur Fallen Leaves (Park Seong-bok, Choi Yong-un, 1958).


Il est considéré comme le pionnier d’un balbutiement d’une « Nouvelle Vague coréenne » au début des années 1960 avec son tout premier long-métrage, A Young Look (1960). Ce dernier est dit avoir été inspiré du mouvement nippon taiyozoku (litt. : « tribu du soleil » définissant des œuvres mettant en scène des jeunes désœuvrés dans la société japonaise contemporaine), mais cette affirmation est sujette à caution, car la copie est dite disparue ; mais son éventuelle redécouverte pourrait complètement bouleverser la chronologie établie des « films de jeunesse »).


La suite de sa carrière a été une relative déception : il enchaîne une douzaine de longs dans différents genres (mélodrames, comédies familiales, thriller) entre 1960 et 1967 loués pour leur beauté formelle, mais foncièrement commerciales. C’est l'émergence du genre des « films littéraires », qui semble avoir stimulé à nouveau sa créativité.


En 1965, le Ministère de l’Information entreprend de promouvoir la culture coréenne à l’échelle mondiale en favorisant la production de films susceptibles d’être sélectionnés dans des festivals de cinéma internationaux. Cette initiative s’inspire de la politique culturelle « bungei eiga » (litt. : adaptations littéraires) lancée au Japon dans les années 1920. L’objectif était alors d’élever le cinéma, considéré un simple divertissement populaire, au statut d’art. De cette décision sont nés des films devenus des classiques du cinéma mondial, tels que Rashomon (Akira Kurosawa, 1950), L’Intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954) ou La Femme des Sables (Hiroshi Teshigahara, 1964).


Le Village au Bord de la Mer (Kim Soo-yong, 1965) est le premier exemple issu de cette politique. Si le long-métrage n’ira dans aucun festival majeur international, son succès national (plus de 150 000 spectateurs), conduit le Ministère à accorder aux adaptations littéraires les mêmes avantages que ceux accordés aux films éducatifs et anticommunistes, dont un soutien financier et la promesse de quotas d'importations supplémentaires de films étrangers en cas de succès. Cette mesure déclenche un véritable âge d'or pour les adaptations littéraires entre 1967 et 1968, avec 30 films réalisés en 1967, soit plus de trois fois le nombre de l'année précédente.


Les réalisateurs jouissent d'une certaine liberté artistique dans la mesure où ces films sont subventionnés par l'Etat et ne sont donc plus soumis à la pression de la rentabilité, tandis que les scénarii, fondés sur des romans approuvés par le régime, sont moins sujets à censure. Cette liberté se manifeste dans la créativité débridée de la mise en scène : si les adaptations de la première moitié des années 1960 étaient pour la plupart des fidèles adaptations des romans, celles de la seconde moitié privilégient clairement la forme. Elles ne puisent plus leur inspiration dans les romans des auteurs sous l'occupation japonaise, mais dans ceux, plus contemporains, avec des personnages masculins déboussolés par la rapide modernisation du pays.


Lee Seong-gu renaît de ses cendres en réalisant pas moins de huit longs-métrages en 1967/68, dont six rien qu'en 1968. Parmi ces œuvres, toutes adaptées de sources littéraires (sauf un), plusieurs sont aujourd’hui considérées comme des chefs-d'œuvre, telles que The Sun and the Moon (1967), When the Buckwheat Blooms (1967) et A Young Zelkova (1968). Mais aucun d'entre eux ne parvient ne serait-ce qu’à la cheville de La Moustache du Général.


À l'origine, La Moustache du Général marque le début de la carrière romanesque de Lee O-young, un écrivain, critique et futur Ministre de la Culture (1990-1991). Considéré comme l'un des « plus éminents intellectuels de son époque », Lee a suscité la controverse au sein du cercle des critiques littéraires en 1956 en critiquant les écrivains établis pour leur autoritarisme dans un article intitulé « Destruction d'une idole ». À une époque où le traumatisme de la Guerre de Corée semblait avoir profondément marqué l'imagination littéraire, Lee plaidait pour l'enrichissement de la littérature coréenne à travers des articles caractérisés par une sophistication rhétorique remarquable. La sortie de son premier roman en 1966, La Moustache du Général, a été une sensation.


Pour l'adaptation du roman en scénario, Lee Seong-gu fait appel à un autre écrivain, Kim Seung-ok, connu pour la nouvelle Voyage à Mujin et son adaptation cinématographique Le Brouillard (1967). Kim Seung-ok était un auteur audacieux et figure parmi mes auteurs coréens préférés. Il évoluait constamment en marge du système qu'il méprisait. Ses personnages étaient des marginaux, incapables de s'adapter à une société (moderne) en pleine mutation (politique). Ils cherchaient à s'évader mais se heurtaient au système, souvent en payant de leur vie. Kim Seung-ok a également écrit les scénarii du film-omnibus Woman (Collectif, 1968) et de La Femme Insecte (Kim Ki-young, 1972).


Kim Seung-ok va complètement bouleverser la structure narrative originale en débutant par la mort du protagoniste, à l'image de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) ou Boulevard du Crépuscule (Billy Wilder, 1950). Le film s'ouvre ainsi sur le cri déchirant d'une femme découvrant le corps inerte de ce qui se révélera être le personnage principal. La suite consiste en la reconstitution des événements sous la forme d'une enquête policière : s'agit-il d'un suicide ou d'un meurtre ? La réponse nous est présentée (ou pas) à travers les témoignages de plusieurs personnes et des flash-backs, parfois imbriqués les uns dans les autres. Cette multiplication des points de vue de différentes personnes recompose également les multiples facettes du protagoniste principal. À la fin du film (SANS SPOILER), l'inspecteur constate : « Bien que nous ayons réussi à retirer sept masques, le dernier ne peut être enlevé que par la personne elle-même ; nous ne pourrons jamais dévoiler le vrai for intérieur d'une personne ». Du pur génie.


L'influence de Kim Seung-ok est omniprésente : le personnage évolue en marge totale du système, un photographe capable de capturer les moments les plus sublimes du monde qui l'entoure, mais incapable d’y trouver sa propre place. La partie la plus remarquable du film se situe dans la première partie, lorsque l’un des témoins dépeint le héros crachant toute sa colère envers le système et qui débouche sur une scène véritablement culte, lorsqu'il fait remarquer à un homme d'affaires fortuné que les prénoms américains de ses enfants sont, à son avis, plutôt réservés aux chiens. Shin Seong-il, véritable « James Dean coréen » et icône des films de jeunesse / rebelles grâce à son rôle mémorable dans La Jeunesse aux Pieds nus (Kim Kee-duk, 1964) est juste parfait dans son rôle.


De son côté, le réalisateur Lee Seong-gu se distingue par l'ingéniosité de sa mise en scène. Le film puise aussi bien dans le film noir américain que dans le cinéma européen de la même époque (une pratique encore rare dans le cinéma coréen des années 1960, explorée pour la première fois dans Le Brouillard l'année précédente), en particulier la Nouvelle Vague française. Les différents témoins sont représentés comme autant de séquences distinctes clairement identifiées ; les flash-backs sont introduits de manière explicite, et l'imbrication les uns dans les autres est parfaitement mise en relief. Lee Seong-gu va même jusqu'à mélanger des séquences en couleur avec d'autres en noir et blanc, selon l'état d'esprit du protagoniste principal.


Le clou de La Moustache du Général constitue certainement la toute première séquence animée dans un long-métrage de fiction en prises de vue réelles et qui est réalisée par Shin Dong-hun, le cinéaste à l'origine du premier long-métrage d'animation de l’histoire du cinéma coréen, A Story of Hong Gil-dong (1967). Elle donne littéralement vie au roman que le personnage principal a en tête et qui raconte l’histoire d’un homme totalement perdu, évoluant dans un régime où tous les citoyens sont plus occupés à se laisser pousser une moustache à l'image de celle du président (militaire) récemment arrivé au pouvoir, plutôt que de se soucier de leurs problèmes au quotidien…


Honnêtement, je n’ai aucune idée comment ce film a pu passer la censure du régime Park Chun-hee de l’époque….


Si La Moustache du Général emprunte à plusieurs cinématographies mondiales, il se situe également à la parfaite jonction de plusieurs genres et époques-clés de l'histoire du cinéma coréen : il entrelace le mélodrame d'après-guerre (de la Corée) des années 1950 avec les « films de jeunes / rebelles » des années 1960 et anticipe de quelques années le genre des « hôtesses de bar » à travers le personnage de la malheureuse petite amie.


La Moustache du Général est un très très grand film, d’une actualité folle, qui capture parfaitement le quotidien d'un homme pris dans le contexte difficile du « hell Joseon » de son époque.


(Texte reprenant certains passages de mon ouvrage Hallyuwood - Le Cinéma Coréen et de mon groupe de Facebook éponyme)

Créée

le 12 janv. 2024

Critique lue 19 fois

Critique lue 19 fois

Du même critique

Inu-Oh
Bastian_Meiresonne
8

Beau à cré(v)er

INU-OH, c’est un mille-feuilles. Pas le modèle classique avec la pâte feuilletée, en six étapes de pliages en trois, composée de 729 paires de feuillets…non, carrément la verrsion André Guillot, en...

le 18 nov. 2022

32 j'aime

5

Ça tourne à Séoul ! Cobweb
Bastian_Meiresonne
9

Toile de Maître(s)

Ça tourne à Séoul, dixième long-métrage de Kim Jee-woon (J’ai rencontré le Diable) signe le retour du réalisateur à la comédie pour la première fois depuis les débuts de sa carrière. Cette satire sur...

le 27 oct. 2023

24 j'aime

8

The Strangers
Bastian_Meiresonne
8

Cause à effets

SPOILER – LECTURE DU FILM ATTENTION – ne lisez SURTOUT pas cette « lecture » du film avant de l’avoir vu. Ceci est une interprétation toute personnelle – je n’impose aucune lecture à aucun film,...

le 2 juin 2016

19 j'aime

4