Pour ceux qui n’auraient pas encore compris, il y a deux Frankenheimer : d’un côté, un maître du thriller, cinéaste de l’action nerveuse et des courses-poursuites millimétrées ; de l’autre, le theater director héritier de la Dramaturgie américaine, celui qui, dans le sillage d’un Lumet une décennie plus tôt, adapte la même histoire et s’empare du cinéma comme d’un espace fermé sur lui même, un huis clos où la parole supplante l’action. Rien de péjoratif ici : il s’agit d’un cinéma exigeant, fait pour ceux qui peuvent encaisser de longues logorrhées signées Eugene O’Neill, là où l’acteur hollywoodien standard se repose sur l’action pure. Un cinéma de texte, servi par un casting huit étoiles, taillé autant pour séduire les jurys que pour offrir aux comédiens de l’écran une crédibilité à la hauteur de leurs homologues du théâtre.


Mais avant de sombrer dans le sommeil, souvenez-vous : ce film est indispensable. Ne serait-ce que pour voir, sans artifices ni coupures, certaines des plus grandes performances d’acteurs jamais captées par la caméra. Plan-séquence oblige, unité de temps et de lieu renforcent l’intensité d’un jeu à nu. Robert Ryan, amer jusqu’à l’os, Frédéric March, d’une surdité et d’une sénilité abyssales, Jeff Bridges, encore trop inquiet derrière sa beauté juvénile, et enfin Lee Marvin, VRP déchu devenu prêtre rédempteur, dernier arrivé, premier à repartir, toujours d’une classe folle.


Bien avant Charles Bukowski, O’Neill sondait déjà la déliquescence du rêve américain et la fuite des marginaux vers des paradis artificiels aussi séduisants que destructeurs. L’illusion d’une rédemption par l’abandon de l’alcool n’est ici qu’un leurre, et Frankenheimer, en cinéaste lucide, enferme ses personnages dans cet prison qui épouse leur désillusion. La mise en scène se marie au propos : un enfermement confortable, une communauté déprimante à l’image d’une certaine Amérique en déliquescence.

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