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Décidément, cette fin de décennie n'a de cesse d'étonner. Symbole d'une transition abrupte et sans concession, les films de genre, qui ne cherchent plus à établir une jonction avec les générations à venir mais construisent davantage un point d'orgue à un cycle qui semblait jusque là éternellement se renouveler. Le film de mafia n'y échappe pas. Qu'il s'agisse de Scorsese ou de Marco Bellochio, réalisateur italien émérite mais moins reconnu, le constat dressé est sans appel : la figure du criminel dite classique s'éteint.
The Irish man avait tout pour être une œuvre s'inscrivant dans la lignée des grandes fresques Scorsesiennes à la manière de Casino ou plus récemment du Loup de wall Street. Le plaisir est donc décuplé face au résultat, véritable exercice de style prenant un contre-pied jubilatoire de ce à quoi semblait ressembler ces trois heures trente. Il suffit d'une heure pour comprendre que Frank Sheeran n'aura rien d'un Henry Hill ou d'un Ace Rothstein. Dans Les Affranchis, Hill était rendu attachant de par sa posture ironique, reflet déformé des pires fantasmes du spectateur. Il permettait d'explorer les gouffres d'un cinéma moins porté vers l'analyse métaphysique du mafieux qu'attentif aux scènes dantesques et spectaculaires purement hollywoodiennes, véritable libération pour un public enfermé dans des clichés stéréotypés poussiéreux. Ace, patron des casinos, interrogeait davantage les angoisses existentielles que peuvent engendrer les milieux vicieux et la femme fatale, vertèbres d'un corps festif défiguré, celui de Las Vegas et de ses inhérents péchés.
Le point culminant de l'anthologie scorsesienne se détache donc des conditions exigées par ce type de film, et ce dès la situation initiale : Franck Sheeran, à la fois narrateur et personnage principal, devient rapidement l'archétype de l'anti-héros haïssable. Ancien soldat, le premier flashback met en lumière la violence dont il est imprégné, lorsqu'il assassine froidement deux jeunes combattants, sans remords. Son ascension fulgurante n'est pas commanditée par un exploit ou par un fait d'arme tonitruant, une première mission réussie. Au contraire, lorsqu'il détourne presque puérilement sa cargaison de viande, il n'use pas de rhétorique ou d'éloquence face aux juges mais répète robotiquement « Je n'ai rien fait » lors d'un procès dont l'absurdité n'est pas sans rappeler Le Traitre, sorti un mois auparavant. L'allégorie de l'homme-machine tend à se développer dès lors que Joe Pesci l'engage uniquement pour ses capacités foudroyantes à éliminer des cibles froidement. Les crimes se suivent et se ressemblent, filmés toutefois plus radicalement que ce à quoi nous avait habitué Scorsese, sans effets de mise en scène ajoutés : une situation lambda (dîner dans un restaurant, promenade dominicale), arrivée subite dans le champ d'un corps étranger, assassinat froid et bref (ici des coups de révolvers dans le visage), chute, fuite. Deux éléments déclencheurs viennent alors questionner ce schéma narratif redondant, dérangeant un programme déjà connu, à base de rock et de montage rapide : l'arrivée du politicien Jimmy Hoffa et un regard, celui de la fille de Sheeran, fil conducteur du film.
La deuxième heure, axée sur l'ascension politique de Hoffa, donne à voir le visage documentariste de Scorsese au travers d'un climat plus pesant, qui retrace habilement un pan de l'histoire politique des Etats-Unis vu au travers des yeux de Franck. Ce dernier, engagé en tant que garde du corps, entretient un rapport ambivalent avec la figure déjantée qu'est celle de Hoffa, traversant sans trop le comprendre, le règne des Kennedy : d'abord admiratif, il développe pour la première fois de sa vie ce qui paraît être une forme d'attachement désintéressée. A la fois sidéré par la capacité que démontre Hoffa à se placer sur plusieurs pans politiques mais aussi complaisant lorsqu'il remarque que se substitue au politicien la figure paternelle qu'il n'a jamais été, Sheeran est mis face à ses limites cognitives, matérialisées progressivement par son absence de langage. Incapable de jouer convenablement la partition syndicale qu'il est censée suivre, il retourne sans cesse vers la violence qui le caractérise et subit l'éloignement familial, pilier indissociable de la tragédie dite classique. Ce pessimisme est véhiculé dans un regard qui suivra Sheeran jusqu'à la mort : alors qu'elle trouve en Hoffa le père qu'elle n'a jamais eu, la cadette du gangster n'a de cesse de fixer silencieusement son vrai père, réalisant toute l'horreur qu'il représente. Ses expressions laissent entrevoir le questionnement soumis au spectateur par Scorsese, sans équivoque : la posture du mafioso et le mysticisme qu'elle véhicule depuis les années soixante se résumeraient donc à ça en 2019 ? Cette question rhétorique trouve sa réponse à de nombreuses reprises durant le film, et notamment dans une séquence des plus dérangeantes. Pesci, qui semblait arborer la figure autoritaire du maître à la fois sage et lucide, froid et dénué de sentiments, tente de créer un lien avec l'enfant de Sheeran, uniquement car elle est sa fille, en lui faisant une blague de mauvais goût. L'absence de rire chez la fillette développe un sous-entendu sous-jacent au film : il n'y a plus rien de jouissif ou de jubilatoire dans ces mondes fictionnels où l'accession au sommet est liée de manière exponentielle au degré de violence que l'on peut féconder et non à la capacité à développer un idéal, une réflexion. Tout y a déjà était dit ou fait. De Niro ne se démarque par dans ce film par un jeu d'acteur époustouflant, mais en prenant place dans ce corps machinal, il orchestre parfaitement cette figure lamentable et pitoyable, jusqu'au moment où il fixe la caméra suite à la demande de Pesci visant à éliminer Hoffa : Vraiment ? On a atteint ce point culminant où je vais devoir éliminer le seul personnage digne d'empathie dans cet univers ? L'ironie du propos est d'autant plus avérée lorsqu'il finit par le faire, dans un hall de maison, sans effet de mise en scène ou de rouages accentuant la dramaturgie, l'objectif étant de souligner l'absurdité et le ridicule de ce meurtre, l'incapacité de Sheeran à questionner la situation ou à développer un semblant de réflexion.
Peggy finit même par s'éloigner de cette fiction à laquelle elle appartient, lorsqu'elle comprend que son père a éliminé le seul personnage étranger à cette folie, plus ancré dans la réalité, le seul digne d'empathie. La prestation d'Anna Paquin a été critiquée dans les médias, elle est au contraire parfaite pour créer cette gêne évidente que doit ressentir le spectateur face à autant de sauvagerie. La prise de partie de Scorsese envers le personnage d'Hoffa est similaire aux sentiments qu'éprouve Peggy pour lui. La compassion du metteur en scène atteint son paroxysme dans ce contre-champ sublime, dernier plan d'une fresque incroyablement dense : alors que Sheeran se dirige vers une mort certaine, réalisant brièvement la fadeur de sa vie, il demande à son médecin de laisser la porte entrouverte comme le faisait Hoffa. Au début, c'était la caméra qui fixait l'obscurité de la chambre en se substituant au regard de Sheeran, c'est désormais le regard de Hoffa qui fixe implicitement le criminel, tout comme le faisait Peggy, face à son père misérable et vidé d'empathie. Il n'y a désormais plus d'espoir pour se racheter et la messe semble être dite implicitement pour ce type de cinéma : tout comme avec le personnage de Sheeran, les limites, narratives du moins, sont atteintes avec brio, expliquant sans concession que le soleil se couche pour ses anti-héros du passé, désormais machines et stéréotypes ne pouvant laisser place à la fantasmagorie du spectateur. Le résultat du procès est sans équivoque : il faudra attendre longtemps pour que quelqu'un redonne vie aux lettres de noblesses d'un genre épuisé, qui mérite son repos éternel.

EmericL_avoane
8
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le 5 déc. 2019

Critique lue 122 fois

Emeric L'avoane

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