Comment manquer l’un des plus grands événements cinématographiques de l’année ? Robert de Niro, Al Pacino et Joe Pesci, trio déjà légendaire sur le papier, réunis devant la caméra de Martin Scorsese : le ton est déjà donné. Et si les circonstances ont fait que le film a été privé d’une sortie en salles, on ne manque pas de découvrir The Irishman sur petit écran.
On parle des gangsters depuis les débuts du cinéma, que ce fusse dès 1912 chez D.W. Griffith avec Coeur d’Apache, chez Raoul Walsh en 1915 avec Regeneration, augurant les prémices du genre, avant un essor dans les années 30 avec de grands classiques tels que Les Fantastiques Années 20, L’Ennemi Public ou Le Petit César. Mais le temps a passé, et les gangsters ont peu à peu laissé leur place, pour s’évanouir dans un monde de souvenirs. Cependant, s’il y a bien un cinéaste à avoir entretenu la mémoire des films de gangsters ces dernières décennies, c’est bien Martin Scorsese. On pense, forcément, aux Affranchis et à Casino, dont la réputation n’est plus à faire. Et vint alors The Irishman, ce nouveau film aux allures de chant du cygne, qui vient justement raviver ce vieux souvenir qui commençait à s’effacer de nouveau.
Les intentions affichées par The Irishman sont guère mystérieuses, et Scorsese les respecte d’ailleurs scrupuleusement. L’heure est au bilan, à l’écriture des dernières pages du livre déjà bien rempli de l’histoire des gangsters et des films de gangsters. Les grandes figures s’y rencontrent, faisant de The Irishman une succession de scènes au potentiel iconique non négligeable, tant les acteurs en tête d’affiche de ce métrage ont déjà derrière eux des carrières impressionnantes. Mais il est hors de question de faire briller les paillettes, ou d’être distrait. Place à la sagesse et à la retenue. Car le principal personnage du film est le temps, cette force inéluctable qui nous affecte toutes et tous sans que nous ne le percevions de manière instantanée.
Le temps, c’est déjà ces trois heures trente de film, durée inhabituelle qui peut, sans aucun doute, intimider. C’est aussi ces cinq décennies que traverse The Irishman, qui convie le spectateur à un véritable voyage à travers les époques. Et c’est aussi ce même temps qui dicte le moment où les choses naissent et où les choses meurent. The Irishman est un tout, c’est l’histoire du monde et de la vie, s’articulant autour des destins de quelques hommes qui vinrent s’immiscer dans les rouages de la grande Histoire. Dans ces coulisses obscurs où la loi ne fait plus foi, la réussite appartient à ceux qui savent saisir les opportunités, à l’instar de Frank Sheeran, celui qui partit de rien pour gravir les échelons, et qui sera le passeur privilégié pour convier le spectateur à devenir une partie prenante à l’histoire.
C’est un monde qui crée ses modèles, comme Russell Bufalino, dans un premier temps, sauveur et mentor qui initie Frank, puis Jimmy Hoffa, orateur hors pair étant parvenu à devenir un homme à l’influence énorme, au point de se hisser aux plus hautes strates de la sphère politique américaine. Frank est la parfaite incarnation de cette progression sur les sentiers de la réussite, dans un monde pour lequel il ne semblait pourtant pas destiné. Il est celui qui exécute les ordres, qui joue les médiateurs, qui agit toujours dans le respect des valeurs et de l’intégrité. Mais il doit surtout apprendre pour mieux témoigner. Il doit endurer pour souffrir en silence. Il est celui qui se souvient alors que tous ceux qui l’entouraient ne sont plus, devant supporter le fardeau de cette existence, dans une solitude où seule la mort semble à même de frapper à sa porte. The Irishman propose, à travers cette exploration nostalgique de la dernière grande époque des gangsters, de cette incursion dans un sous-genre cinématographique appartenant principalement au passé, de multiples questionnements sur la vie et la mort, en y incorporant un vertigineux rapport au temps.
Dans The Irishman, Martin Scorsese ne s’emballe pas. Il prend le temps d’introduire son intrigue, de présenter ses personnages, de les relier entre eux, de poser les enjeux, de faire avancer le spectateur dans le temps pour le guider à travers les principaux jalons de cette frise chronologique. C’est un film qui reste, généralement, sur la retenue, ne disséminant que quelques grains de folie bien sentis à certains moments du film, favorisant l’humilité et l’authenticité, pour apporter beaucoup d’humanité à ces personnages et à l’histoire qui nous est racontée. C’est, en quelques mots, un film de sage. Scorsese est lucide et, fort de son immense expérience, peut se permettre d’avoir du recul sur les très nombreuses thématiques développées dans The Irishman.
Comme souvent avec Martin Scorsese, il faut laisser au temps le temps, ne pas hésiter à se replonger dans son oeuvre pour mieux la saisir. Si la durée importante du film a pu me poser question et me faire trouver le temps un brin long par moments, je reste convaincu que le souvenir du film va mûrir de manière positive dans ma mémoire, et que le temps y fera également son oeuvre. Il est trop tôt pour crier au chef d’oeuvre ou pour parler d’une éventuelle déception. Pensons, plutôt, laissons décanter, rappelons-nous, et laissons nos souvenirs voguer sur les flots de notre mémoire.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art