Un nouveau film de Martin Scorsese est toujours en soi un événement, mais cet Irishman a indéniablement des airs de célébration particulier, en ce qu'il marque les retrouvailles derrière la caméra du légendaire cinéaste américain avec sa muse originelle, près de 25 ans (!) après leur dernier long-métrage commun, mais également la sortie de la retraite de Joe Pesci pour une nouvelle collaboration avec le duo, suivant leur travail sur les désormais cultes*Raging Bull*, Goodfellas et Casino . Cerise sur le gâteau, se trouve également au casting le petit nom d'Al Pacino,qui fait sa première irruption dans une œuvre de l'artiste new-yorkais et dont la simple présence permet d'anticiper un échange entre plusieurs monstres sacré du 7ème art outre-Atlantique. La réunion de tous ces éléments promettait donc un grand spectacle ; cependant, une alléchante fiche technique ne garantit pas forcément un bon film, comme l'a déjà montrée à de nombreuses reprises l'histoire du cinéma. Scorcese et toute son équipe avait donc la lourde tâche de satisfaire les attentes, déjà très haute, des spectateurs sur cette nouvelle plongée dans le sombre univers mafieux. Mais il ne faut pas oublier que le réalisateur aux commandes n'est pas un nouveau venu dans le paysage hollywoodien et s'est déjà tiré de situations à l'apparence bien plus inextricables.
L’Irishman auquel se réfère le tire, c'est Frank Sheeran, un ancien camionneur reconverti en homme de main pour une branche locale de la mafia. Etant la figure centrale du long-métrage, c'est sur sa vie que la caméra va s'arrêter, suivant ses diverses frasques et ses relations avec quelques personnages influents, tant du crime organisé que d'autres sphères parallèles, au cours d'une période longue de près de 30 ans.
A l'évocation de ce pitch, les images des somptueux Goodfellas et Casino, qui proposaient une expérience similaire à l'aide également du duo De Niro-Pesci, reviendront certainement dans la tête des spectateurs. Et, de fait, certains ingrédients des recettes qui ont fait la réputation de ces classiques sont également repris ici : on retrouve ainsi à nouveau quelques dialogues savoureux, donnant une note d'humour à une histoire qui devrait en être dénué. De plus, le cinéaste possède toujours cette habilité à pouvoir peindre efficacement une gigantesque fresque, manipulant avec adresse le passage du temps par des bouleversements politiques ayant lieu en arrière-plan. Le film, tout en restant focalisé sur sa poignée de protagonistes, enchaîne également la présentation d'une multitude de personnages, montrant l'étendue du réseau mafieux, tout autant qu'il enchaîne les assassinats de ces mêmes individus, soulignant encore une fois la dangerosité et la fausseté de ce milieu. Malheureusement, ce genre de procédé présente un défaut majeur en ce que le spectateur peut parfois se perdre dans cette étendue d’acteurs de ce monde de l'ombre, surtout lorsque l'aspect physique de ceux-ci évolue avec le temps, et l'identification de certains sera dans quelques scènes un exercice un peu compliqué pour l'audience.
Evidemment, afin de pouvoir construire une épopée de cette ampleur, il faut du temps et cela explique donc que le long-métrage affiche la durée (assez longue, avouons-le) de près de 3h30. Cependant, Scorsese est à présent habitué à l'exercice consistant à maintenir l'audience scotchée à l'écran pour un moment correspondant à la totalité d'une soirée et n'a rien perdu de son extraordinaire rythme et de sa fluidité dans sa narration (ce qu’il doit également à sa plus ancienne collaboratrice, la monteuse Thelma Schoonmaker). The Irishman peut donc se permettre de commencer par un flashback, lui-même inséré dans un flashback, et de revenir à plusieurs reprises dans le futur lointain ou dans le futur plus proche sans laisser le spectateur à l'époque précédente. Si, après visionnage, il est possible de remettre en question l'utilité de certaines scènes (tout ce qui tourne autour de Crazy Joe n'a ainsi qu'un intérêt assez restreint par rapport à la globalité de l'histoire), aucune longueur ne sera cependant accusée dans le cours du film.
On trouvera aussi dans le script de Steven Zaillian (adaptant un livre de Charles Brandt) quelques thèmes communs aux œuvres précédemment citées : le récit retrace par exemple l'escalade des échelons du milieu sordide de la mafia (Frank effectuant un trajet similaire à celui d'Henry Hill), ainsi que la chute brutale advenant lorsque l'impétuosité devient trop grande, lorsque tous les anciens "amis" et "frères", tout en continuant à serrer chaleureusement du futur condamné, tiennent discrètement un couteau qu'ils se tiennent prêt à planter dans le dos de l'intéressé à tout moment
( le parcours de Jimmy Hoffa rappelle quelque peu ceux des anciens personnages de Joe Pesci)
. Sur ce dernier point, on peut remarquer que c'est véritablement ces relations humaines dans cet environnement froid et violent qui intéressent au plus haut point Scorsese et qui constituent le principal fil rouge de ses 3 épiques voyages dans le monde des gangsters : ses œuvres se penchent à chaque fois sur cette notion d'amitié; à la fois forte dans le respect que se témoignent les personnages entre eux, mais également fragile du fait de la "profession" de ces mêmes protagonistes et de l'évolution de leur cote auprès de leur congénères. L'interrogation est toujours la même, mais ne manque jamais de fasciner le spectateur : comment ces monstres, capable d'abattre froidement un homme avec lequel ils viennent d'échanger quelques verres, peuvent se construire une relation authentique avec d'autres êtres humains ?
Pour autant, l'équipe du film a bien conscience que cette histoire survient sur nos écrans après celles d'Henry Hill et d'Ace Rothstein. C'est pour cela que le long-métrage s'amuse à quelque peu à bouleverser les attentes de certains spectateurs : le casting de Robert De Niro et de Joe Pesci est ainsi loin d'être anodin, beaucoup s'attendant à ce que leur duo de gangsters proches et complices se reforme une nouvelle fois. Le même groupe est également conscient du fait qu'une partie de l'audience est susceptible d'avoir manqué le visionnage de Goodfellas et de Casino et de ce fait rater la signification d'une telle réunion. Tout le monde est alors mis au même niveau, certains procédés scénaristiques mais également visuels permettant d'amener l'ensemble du public dans la même direction :
les 40 premières minutes du film (et l'utilisation de flash-forward) laissent penser que le film sera centré sur une relation entre Frank et Russel, avant de prendre un revirement et de se focaliser plutôt sur l'amitié du personnage principal avec Jimmy Hoffa.
Plusieurs astuces de ce type sont utilisées au cours de l'œuvre, ce qui sera généralement utile afin de pouvoir faire monter la tension (par exemple la scène du renvoi de la femme de Moffa).
Le long-métrage ne se veut pas un simple hommage aux films de gangster qui ont fait la gloire de son réalisateur des décennies plus tôt, mais bien une continuation directe de ceux-ci. Et pour ce faire, The Irishman introduit donc un certain lot de nouveautés par rapport à ses prédécesseurs. L'histoire ne se concentre donc plus tellement sur les milieux mafieux en tant que soi mais sur un monde semi-parallèle où la pieuvre italienne a également été posé une tentacule, à savoir l'univers du syndicat américain (ironiquement supposé être centré plus sur l'humain). Le déchirement est donc d'autant plus fort pour le personnage de Frank, obligé de choisir entre ces environnements ayant tous deux contribué à faire de lui l'homme qu'il est aujourd'hui : celui de Russel, plus sûr en un sens mais plus cruel, ou celui d'Hoffa, plus instable mais plus sincère (la relation que Peggy, la fille de Frank, entretient avec les deux hommes illustre bien cette divergence).
De plus, la fin de ce film est extrêmement amère, bien plus que dans les autres œuvres du genre du trio. Arrivant de manière quelque peu inattendue mais pourtant construite depuis le début du récit (notamment par les textes expliquant les morts des autres personnages), celle-ci pose un regard pénible sur la vieillesse mais surtout donne une réponse aux critiques estimant que de tels long-métrages font l'apologie de ce type de personnes peu fréquentables. Sa dernière part d'humanité étant morte avec Jimmy Hoffa, Frank se voit infliger la punition suprême : celle de vivre avec les conséquences de tous ses crimes. Transformé en vieillard pathétique abandonné de tous, il cherche la rédemption à travers la religion mais sans jamais pour autant pouvoir l'atteindre, manquant la compassion nécessaire pour remettre en question ses actes.
De Niro, prêtant ses traits au stoïque personnage principal, offre une performance toute en subtilité, loin de bouffer l'écran comme il avait pu le faire dans de précédentes productions du même style mais présentant une grande variété d'émotions au travers d'un simple regard. Joe Pesci suit le même chemin de la réserve, prouvant qu'il peut se détacher de ses célèbres prestations lunatiques, pour rentrer dans la peau d'un homme plus posé mais tout aussi menaçant en sa propre façon, dissimulant ses intentions derrière un nuage de fausse amitié et d'hypocrisie. C'est donc à Al Pacino que revient la tâche de donner un maximum d'énergie au film; et il remplit ce rôle à la perfection. C'est l'aboutissement du personnage typique braillard et excentrique qu'il a perfectionné toute sa carrière, mais il y a également quelque chose de plus. On retrouve dans son personnage de Jimmy Hoffa une sorte d'honnêteté, une franchise sincère en décalage complet avec le caractère de Russel : c'est ce qui lui permet de véritablement accepter avec joie l'offre de Frank de présider sa cérémonie d'honneur mais également de faire savoir à son adversaire qu'il ne supporte pas les retards, alors même qu'il se retrouve à la merci de ce dernier.
Comme la promotion du film l'a fait très vite savoir, les trois comédiens ont pu incarner les protagonistes à travers tous les âges grâce à certains nouveaux effets visuels de pointe. Si ceux-ci étaient tout à fait satisfaisants dans d'autres films, l'illusion est ici par moment assez grotesque et se remarque assez fort sur le visage du jeune De Niro. Non seulement les mouvements de ce dernier trahissent plus la gestuelle d'un septuagénaire qu'un camionneur trentenaire sorti de l'armée, mais il ressemble en outre plus à un personnage de jeu vidéo ou issu d'un film en capture mouvement à la Pôle Express que d'un véritable humain, notamment du fait de son visage bien trop lisse. La supercherie est par ailleurs particulièrement visible lorsqu'il est entouré de véritables acteurs ou lorsqu'il fait une apparition suivant un flash-forward montrant un Frank plus âgé. De ce fait, on perd incontestablement en chemin une partie de la performance de l'acteur, et on peut également après le visionnage se poser certaines questions sur l'utilisation future d'une telle technologie au cinéma, qui se rattachent non seulement à des considérations artistiques mais également éthiques (notamment sur l'utilisation de tel effets pour faire revenir des acteurs décédés, pas qui a déjà plus ou moins été franchi dans Rogue One). Peut-être est-ce là la simple plainte d'un spectateur vieux jeu, trop paranoïaque devant les nouvelles technologies, mais j'en viens tout de même à regretter l'utilisation d’autres acteurs lorsque le maquillage ne permettait pas de maintenir l'illusion de la jeunesse.
En résumé, The Irishman est une réussite, malgré quelques petits défauts notoires (notamment l'utilisation d'une technologie pas encore complètement au point et artistiquement contestable). Le film ravira tant les nouveaux venus à l'univers de Scorsese que les inconditionnels, qui se retrouveront devant une oeuvre au parfum de Goodfellas mais qui n'est pas une redite de ce dernier. C'est un long-métrage qui possède une fin pouvant convenir à son magnum opus, mais le cinéaste est cependant déjà reparti sur un nouveau projet qui se verra réunir devant sa caméra son plus vieil comparse avec son nouvel acteur fétiche, Léonardo Di Caprio. Et on a déjà hâte !