Les lumières se rallument timidement. Les applaudissements résonnent après un bref silence. Les yeux se couvrent d’une fine buée. Au bout d’un périple de 3h30, le sentiment d’avoir vécu quelque chose de grand domine. La poignée de chanceux en est bien conscient.
Film testamentaire crépusculaire d’une des dernières légendes du Nouvel Hollywood, The Irishman est sans aucun doute un grand film de cinéma. Le genre de film qu’on ne fait plus. Qui d’autre que Scorsese aurait pu se permettre se genre de projet. Parmi les jeunes barbus des années 70 (Spielberg, Lucas, Coppola, De Palma, Scorsese), c’est celui qui aura su conserver son ardeur jusqu’au bout, sans aucun faux pas. On peut dire ce qu’on veut du Le Loup de Wall Street, c’était encore une claque monstre aux petits jeunes qui montent.
Il parait que tu peins des maisons
Je dirais que, comme pour Joker, il faut savoir dans quoi on s’engage. Comme Joker, The Irishman ne cherche pas le spectaculaire, si ce n’est les quelques coups d’éclat sanglants, inhérents aux films mafieux scorsesiens. Comme Joker, on travaille plutôt au maximum la psychologie des personnages, ce qui permet d’avoir une évolution travaillée de ceux-ci. A ce titre, la relation de De Niro avec une de ses filles est déchirante de sincérité.
Ecrivant une véritable lettre d’amour à ses acteurs fétiches, Scorsese se permet des longueurs inhabituelles. The Irishman n’a pas le montage cocaïné de ses précédents films mafieux. Scorsese sait prendre son temps, en posant un regard bienveillant et émouvant lors de ce voyage introspectif. C’est peut-être un des seuls réalisateurs à pouvoir se permettre ça, personne n’aurait osé lui dire de couper une scène ou l’autre.
Je fais aussi ma propre menuiserie.
Les quelques longueurs de la première partie sont suivies d’une partie centrale d’1h30 absolument légendaire. Elle correspond à l’entrée d’Al Pacino, qui livre une performance monstrueuse, il crève l’écran en crachant tout ce qu’il a comme s’il livrait sa dernière bataille. En face, De Niro offre une prestation toute en retenue, sa meilleure depuis longtemps après quelques films indignes de son talent. Il ne cherche ici à aucun moment à s’attirer les regards, à tirer la couverture vers lui. Il convoque un naturel qui provoque l’émotion. Toutes les confrontations qui se présentent deviennent instantanément cultes. Il y a une séquence d’une vingtaine de minutes à la fin, on n'a pas autant maîtrisé la tension en 2019. Si on repense évidemment à Heat dans ces affrontements, Scorsese ajoute à ces confrontations une couche comique étonnamment jouissive et ultra efficace.
On pouvait aussi redouter les impacts du rajeunissement numérique. Scorsese a d’ailleurs longtemps retardé ce film afin d’attendre que cette technique soit au point. Et pour être honnête, on s’y habitue très vite. Elle est même tellement bien faite, qu’elle en devient imperceptible.
Avant l’ombre et l’indifférence
La dernière phrase m’a assassiné. Je ne m’en remets pas. Cette dernière image est l’une des plus émouvantes et on peut disserter dessus pendant longtemps. En une phrase, en un geste, on repense immédiatement à tout ce qu’on vient de vivre, à tout ce quelle implique au-delà de la fiction.
Cette phrase, c’est Franck qui demande au prêtre de ne pas fermer complètement la porte, de la laisser entrouverte. A chacun son interprétation, mais je le vois comme Scorsese demandant à la vie de lui laisser encore un répit, demandant au Cinéma de lui laisser encore une petite place. Si la porte se ferme complètement, Franck perdrait toute expectative de revoir sa fille. Si la porte du cinéma se referme, Scorsese perdrait toute expectative de vivre. C’est comme ça que je l’ai ressenti, ça me travaille depuis plusieurs jours et je trouve ça bouleversant.
Arrivé à la fin du film, De Niro ne sait plus aligner un mot sans bredouiller, ne sait plus aligner un pas sans trébucher. C’est la fin d’un personnage, la fin d’un genre, la fin d’un cinéma. Après une dernière danse de ses stars, c’est le Nouvelle Hollywood qui tire définitivement sa révérence.