L’affluence extraordinaire laissait déjà entendre à quel point The Lighthouse était attendu lors de ce Festival de Cannes. Sélectionné pour la Quinzaine des Réalisateurs, le film de Robert Eggers faisait hier autant parler de lui le long de la Croisette qu’un film de la Compétition, c’est dire. Pour un résultat bluffant.


Le précédent film de Robert Eggers, The Witch, avait réussi à enthousiasmer le public pour sa réalisation léchée et sa mythologie fascinante ; The Lighthouse en est le prolongement et le dépassement, poussant le style encore plus loin quitte à peut-être, pour certains, perdre en subtilité et en retenue. Mais qu’importe, la claque n’en est que plus forte pour peu que l’on choisisse de se laisser porter par un film à ambiance comme on en vit rarement en salle.


Synopsis : Un jeune apprenti débarque sur une île désolée pour apprendre le métier de gardien de phare, mais la relation avec son maître va rapidement dégénérer, entre amitié et animosité naissantes.


The Lighthouse est une expérience de cinéma. Beaucoup l’adoreront, beaucoup le rejetteront, d’autres seront sceptiques quant à l’exercice de style qui tend – c’est vrai – à dévorer le fond. Rares sont les films à égaler The Lighthouse d’un point de vue formel, ces dernières années : le noir et blanc est assez extraordinaire (avec un filtre verdâtre qui rappelle le cinéma muet, en plus du format de l'image carrée en 1:1), le mixage sonore incroyable (on se croirait chez Denis Villeneuve, dans Blade Runner 2049 ou Premier Contact), la photographie pure en 35mm. Mais ce qui fait la différence, c’est avant tout sa mise en scène qui donne au film des traits expressionnistes dignes d’un Dreyer (les ombres, les cadrages, les lumières diffuses tout droit sorties de Vampyr, les gros plans sur les visages voire sur les yeux, la théâtralité des acteurs, etc.) avec en plus quelques éléments typiquement lovecraftiens qui participent d’une atmosphère mythologique unique. On peut aussi penser à Le Vent de Sjöström, dans la façon de faire de ce phare niché sur une île rocheuse un dernier bastion de vie en proie au déchaînement du dieu des éléments. D’ailleurs, cette transcendance s’appréhende déjà dans la manière de filmer le phare, de le déifier et d’en faire un objet vivant à part entière (l’insistance sur les rouages, les mécanismes, sa grandeur inexpugnable par la tempête : tout ceci semble lui donner vie). Le phare, par son inaccessibilité, devient le centre d’intérêt qui polarise toute la curiosité, le fantasme, la vénération, et sa source lumineuse haut-perchée devient synonyme de vérité, de réponse à la vanité de la routine quotidienne des deux gardiens. La quête de cette lumière inaccessible annonce la descente aux enfers programmée, qui n’en sera que plus frappante. Les superlatifs manquent.


L'ambiance apocalyptique est à ce point fascinante qu'on aurait envie que le film ne s'arrête jamais. Malgré la tension constante, la folie ambiante, l'environnement hostile et oppressant, l'isolement carcéral, on voudrait continuer de vivre dans le monde de The Lighthouse. Profiter du silence entrecoupé des tic-tac d'une vieille horloge ou du fracas des vagues sur les rochers, sentir le sel de l'écume à plein nez, manger du homard et se noyer dans la gnôle en criant des chants marins à gorge déployée, rallumer sa pipe ou s'en griller une de plus – selon les préférences –, trébucher dans la boue, renifler l'humidité des planches imbibées d'eau de mer craquant sous les bottes, sentir la pisse, péter, maudire une mouette, marmonner un jargon à peine audible, jurer et blasphémer une fois de plus, nettoyer les pots de chambre, pêcher, se masturber, contempler les nuages épais chargés de pluie, et s'en griller une dernière. Pour peu que l'on apprécie ce genre d'ambiance maritime sensorielle et crasseuse, la perfection plastique et le montage chirurgical font chavirer d'admiration. Car The Lighthouse n'est jamais caricatural, cependant volontiers théâtral et grand-guignolesque, jusqu'à en jouer de lui-même de façon très lucide.


Une telle ambiance aurait suffit à en faire un film déjà prenant, mais le duo Willem Dafoe - Robert Pattinson rend l'exercice encore plus mémorable. Deux acteurs dont le talent n'est plus à prouver mais qui se surpassent et sont habités par leur rôle. Un face-à-face au sommet, au plus profond de la folie et de la solitude. Tous deux traversent un récit décousu, difficilement appréhensible, impossible à anticiper d'une scène à l'autre. C'est aussi ce qui dérouterera : un scénario non pas inexistant mais voilé, un final époustouflant mais mystérieux, un fond que l'on ne sait jamais vraiment s'il est métaphorique ou simplement irrationnel. Si l'on refuse de se laisser engloutir par l'univers visuel et sonore, on risque sans doute de rejeter en bloc cette proposition radicalement formelle de cinéma. Les interprétations ne s'y prêtent sans doute pas, ou sont du moins vouées à l'échec et la déception. On pressent à certains égards une relecture du mythe prométhéen, mais on ne saurait s'en contenter – peu importe, tout compte fait, ce que le film « raconte » n'avance pas à grand chose dans l'appréciation générale.


The Lighthouse est une grosse claque esthétique, une leçon de mise en scène que se sait outrancière et parfois redondante dans ses mécanismes dont elle a parfaitement conscience de l'efficacité. Mais comment le lui reprocher, quand on passe un moment aussi intense et prenant dans une salle obscure, parfois étonnamment drôle et grotesque puis terriblement violent une seconde après, en compagnie de deux acteurs en état de grâce, de tirades littérairement époustouflantes, dans un univers sorti tout droit de la littérature fantastique ? Parfait, The Lighthouse ne l'est pas, parfois trop sûr de ses qualités et pas assez profond pour atteindre les sommets ; mais inoubliable, il le sera sans aucun doute pour beaucoup de spectateurs. La date de sortie n'a pas encore été dévoilée, mais le rendez-vous est déjà (re-)pris.


[Article cannois pour Le Mag du Ciné]

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le 20 mai 2019

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Jules

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