*Feu d'artifice, vraiment ? Peut-être, si l’on entend le terme d’artifice dans son sens le plus … artificiel. Tout dans le film respire effectivement l’artifice, la forme a définitivement dévoré le fond, étouffé le poème, et derrière les illusions de la forme, de la frime, on peut aussi ne voir qu’esbroufe, voire imposture.


L’illusion ne dure que quelques instants, le temps d’un prologue effectivement très beau, jouant sur tous les grains du gris, dans une succession de plans fixes extrêmement élaborés :
- La brume, la mer, un bateau qu’on distingue à peine - dans une plongée impressionnante, l’étrave qui fend la mer - à la proue, deux hommes de dos, deux silhouettes - au loin, dans la brume, une île, un phare, sa lumière par intermittences - des mouettes, l’à-pic d’une falaise - le relais entre les deux équipes, les hommes qui se croisent sans un regard, les visages qu’on distingue à peine - eux, de face - la mer, un bateau qui se perd dans la brume …
- Puis l’image se met en mouvement.
- Et on peut s’arrêter là.


Parce qu’il y a pire. Et là on touche au fond (à moins qu’on ne touche le fond). Car le récit (?) prétend surtout donner dans la mythologie. Tout se dévoile (??) dans les derniers instants, avec la figure de Prométhée, le voleur de feu, et sa révolte contre les dieux. Prométhée / Pattinson s’empare de la lumière, celle du phare, confisquée jusqu’alors par Dieu, dans son appartement réservé et interdit, au plus haut, maître de sa lumière, Dieu qu’on distingue à peine, inaccessible alors, et nu cela va sans dire. Le Prométhée d’opérette se révolte, devient un instant le maître du feu - avant d’être puni, d’être éjecté de son olympe, via une chute interminable dans l’escalier en colimaçon métallique du phare. Dans la mythologie gréco-latine, un vautour lui dévorait les entrailles. Ici, contexte marin oblige, ce seront des mouettes qui s’acharneront sur son corps encore frémissant. Rideau.


Prométhée ? D’autres pourront sans doute y voir Icare, et sa chute, pour s’être approché un peu trop du soleil. Et d’autres se replieront peut-être sur des mythes plus aquatiques, tant les déguisements et les discours hurlés par Willem Dafoe semblent évoquer un Neptune approximatif.


En fait on peut trouver dans The Lighthouse à peu près tout ce qu’on veut - sans crainte d’être contredit. Ce phare, en fait, est une auberge espagnole où l'on ne trouve que ce que l'on apporte. On peut aussi songer à un autre ratage en règle, avec le même problème définitivement rédhibitoire, cette « relecture » aussi prétentieuse que vaine de la mythologie, Mother d’Aronovsky, avec la rivalité revisitée d’Abel et Cain sous l’œil d’un dieu hautain alors incarné par Javier Bardem. Encore faut-il préciser que ces références dans Mother étaient sans doutes plus « lisibles », plus filées au long du film – mais bien lourdes et tout aussi vaines.


Bref - A quoi se raccrocher ?


Peut-être, dans un premier temps, à l’idée d’une progression – qui serait d’abord marquée, non pas dans le déroulement du récit et ses péripéties, mais dans les choix de réalisation, dans le langage même du cinéma - ce qui serait alors assez prometteur :



  • Une progression dans le traitement de l’image, qui s’ouvre avec toutes les nuances de gris, pour peu à peu tourner à un contraste de plus en plus marqué entre plages de blanc et de noir, au point que l’effet 4/3, première tentative esthétique assez inutile, finit par tourner court dans la mesure où les bords très sombres de l’image élargissent indéfiniment le cadre de celle-ci. Aucune progression par contre dans la bande-son, certes travaillée, où le vacarme des éléments naturels (mer, vent, pluie, craquements multiples, cris des mouettes …) s’accompagne en permanence d’une BO évoquant vaguement (mais bruyamment, et redoutablement pour les nerfs) le bruit d’une corne de brume.

  • Une progression dans le traitement des dialogues : on commence par des silences prolongés, butés ; puis les pets de dieu, répétés, précèdent les premiers éléments, tardifs, de dialogue. Ceux-ci s’ouvriront de façon (relativement) paisible (mais très vite absconse), avant de tourner aux hurlements ininterrompus, ponctuellement ponctués par les vents du dieu pétomane.

  • Dans la même perspective, une progression dans les modalités de jeu adoptées par les comédiens, du silence appuyé, à un réalisme très relatif, avant qu’on ne donne dans un sur-jeu sur-expressionniste (dans l’expression des visages, dans la diction), difficilement supportable.


    Mais ces perspectives, qui auraient pu s’avérer intéressantes, tournent rapidement court parce qu’il n’y a, de fait, aucune progression dans le récit – mais un « enchaînement » d’incohérences. Les deux personnages, en alternance, sans jamais la moindre justification (sinon peut-être l’effet de l’alcool, ce qui ne va pas très loin) s’affrontent sauvagement, à mains nues, puis à coups d’instruments très contondants, avant de se réconcilier, de s’enlacer, d’entamer une danse approximative, avant de reprendre leur guerre …


    Que reste-t-il donc, pour tenter de d’échapper, à cette absence absolue de récit, à cette surenchère expressionniste et fatigante, dénuée de tout sens. Très peu de choses …



• Des dialogues, abscons, assez grotesques, ciblant à la fois la poésie abrupte et la mystique de la mer mais en restant à des bribes aussi creuses que prétentieuses. Cela donne quelque chose dans le genre, et la formule est répétée à de multiples reprises, ritualisée (pour ouvrir à chaque fois la nouvelle rencontre entre les personnages) ; et rapidement le spectateur n’en peut plus :



  • Si la mort pâle et la triple peur font des grottes de l’océan votre lit, que Dieu qui entend les vagues rouler daigne sauver votre âme suppliante …


• Des éléments très rares, très ponctuels de récit, à peine des péripéties : des mouettes belliqueuses (là on peut tenir le fait pour réaliste, ces volatiles sont effectivement insupportables), des tentacules agressifs, une sirène hurlante (elle aussi) et vaguement nymphomane – et c’est à peu près tout.


• Quelques séquences qui voudraient choquer, et qui ne sont que ridicules – la palme revenant peut-être à celle ou Dieu - Dafoe, descendu de son socle, est contraint d'aboyer et, tenu en laisse, de marcher à quatre pattes …


A la fin, on y revient le révolté sera livré aux mouettes vengeresses.


D’aucuns verront peut-être dans cette « histoire », une métaphore de la condition humaine et de la révolte de l’homme contre un dieu qui le maltraite et le réduit en esclavage (et le réalisateur pourra reprendre « l’idée » dans toutes ses œuvres futures, en variant simplement le choix du lieu symbolique, des abattoirs par exemple pourraient offrir de belles perspectives) ; d’autres, peut-être, ressentiront des fulgurances poétiques (on peut tout cacher derrière ce vocable …) ;
… et d’autres enfin un monument de vanité et d’ennui absolu, et une anesthésie progressive (la voilà la vraie progression …) et d’autant plus paradoxale qu’elle s’appuie sur la violence et les hurlements.


Et au bout du compte, chacun finira par trouver ce que lui-même a apporté.


P.S. Après tout, puisque ce phare-là est définitivement ouvert à tous les vents et à toutes les interprétations, on peut aussi rappeler celle de jacques Prévert, plus naïve certes, et à peine hors-sujet (mais y avait-il seulement un sujet ?) :


Le gardien du phare aime trop les oiseaux
Des oiseaux par milliers volent vers les feux
Par milliers ils tombent par milliers ils se cognent
Par milliers aveuglés par milliers assommés
Par milliers ils meurent
Le gardien ne peut supporter des choses pareilles
Les oiseaux il les aime trop
Alors il dit Tant pis je m'en fous !
Et il éteint tout
Au loin un cargo fait naufrage
Un cargo venant des îles
Un cargo chargé d'oiseaux
Des milliers d'oiseaux des îles
Des milliers d'oiseaux noyés.

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le 31 déc. 2019

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