Attention, énormes spoilers sur l'intrigue !!!
En 1919, en allant à la fastueuse réception de la famille Ayres dans son vaste domaine de Hundreds Hall à laquelle tout le village était convié, un jeune enfant découvrit un monde auquel il n'avait pas accès. Complètement fasciné par la beauté des lieux et des gens qui y vivaient, il réalisa que son plus grand désir était de faire partie de cet univers de richesses et de côtoyer ceux qui y demeuraient. Comme un symbole, il s'accrocha à un ornement sculpté à l'intérieur de la maison jusqu'à le briser pour pouvoir le conserver...
Bien des années plus tard, cet enfant, aujourd'hui devenu le docteur Faraday, revient exercer son métier dans son village natal. Lorsque la domestique de Hundreds Hall, souffrante, le fait appeler, c'est l'occasion pour lui de retourner dans la propriété qui avait tant suscité son admiration à travers ses yeux d'enfants et d'enfin évoluer, par son nouveau statut social, avec ceux qui y habitent.
Seulement, entre-temps les grands tourments de l'Histoire sont passés par là et la famille Ayres n'est plus que l'ombre d'elle-même, tout comme leur demeure en train de tomber en ruines et les terrains qui la composent sur le point d'être vendus afin de subvenir aux besoins de leurs propriétaires. La guerre a en effet pris tous les hommes de la famille en ne laissant que Roderick, le fils estropié, brûlé et atteint de stress post-traumatique, comme une espèce d'éternel stigmate de cette tragédie pour s'occuper de l'ensemble des terres. À ses côtés, sa mère et sa soeur Caroline sont comme prisonnières de Hundreds Hall, la première tentant de maintenir les apparences luxueuses d'un rang qui n'est plus avec un regard tourné sur le passé pendant que la deuxième s'occupe de son frère et des tâches ingrates de l'entretien de la maison. Mais il y a quelque chose de plus sombre qui se trame à Hundreds Hall : les manifestations d'une étrange présence peut-être en relation avec Suzanne "Suki", l'aînée des enfants morte très jeune avant la naissance des autres...
Après le fabuleux "Room", Lenny Abrahamson était forcément attendu au tournant, le voir s'attaquer à ce qui s'apparente a priori sur le papier à un film d'épouvante classique de maison hantée était somme toute un choix étonnant mais, en réalité, il n'en est rien. Ceux venus pour chercher du frisson facile resteront clairement sur leur faim, cette adaptation du roman éponyme de Sarah Waters se sert avant tout d'un contexte possiblement surnaturel comme d'un simple accessoire pour un drame intimiste sur le destin brisé d'une famille bousculée par le regard envieux d'un homme. Poursuivant finalement toujours sur une thématique d'enfermement à l'instar de "Room", "The Little Stranger" confronte ce "petit étranger" devenu docteur en médecine à l'environnement idéalisé dans lequel il a toujours voulu vivre mais qui, dans le monde réel, est en train de s'effondrer, forçant ceux qui le peuplent à vivre en quasi-autarcie pour en maintenir les fondations tant bien que mal durant un temps plus qu'incertain. Faraday est enfin parmi ceux dont il a toujours envié la condition mais ne parvient toujours pas pleinement à en profiter devant les barrières plus ou moins inattendues qui se dressent devant lui, notamment sa relation sentimentale contrariée avec Caroline, et surtout le délitement progressif de cet univers symbolisé par l'immense bâtisse tombant lentement en décrépitude.
Pour bien comprendre ce que "The Little Stranger" veut raconter, il faut se concentrer sur une scène-clé du film où Faraday discute avec un collègue dans un pub, il y évoque le "sur-moi onirique", une espèce d'enveloppe imaginaire qui se dégagerait de nous à cause d'une émotion ou d'un désir tellement puissant qu'il prendrait la forme de ce qu'on pourrait appeler communément un poltergeist. Revenons ensuite en amont dans le temps, lorsque Faraday enfant brise la décoration sculptée dans la maison, ce moment traduit toute sa volonté et sa force de vouloir appartenir à cette classe sociale qui le fait tant rêver, c'est l'élément catalyseur de son "sur-moi onirique", une sorte de dopplegänger invisible qui ne va cesser de se déclencher dès lors que son désir d'appartenance à ce qu'il considère être une élite est contrarié. La première victime de ce double maléfique que tous vont considérer plus tard comme un fantôme est d'ailleurs probablement la petite Suki qui voit le jeune garçon se faire violemment gifler par sa mère pour le punir d'avoir volé (on apprendra plus tard que la fillette est tombée malade juste après la fête).
Dans le présent du film, la relation complexe entre Faraday et Caroline va souvent être le fusible qui va provoquer les actes de ce "fantôme". Par exemple, lors du premier dîner, Faraday est regardé de haut par certains invités et l'un d'eux blesse Caroline en la dénigrant, le chien attaque alors l'enfant. Lorsque Roderick vend des terrains de la propriété (et détruit potentiellement ce qu'elle représente pour Faraday), le poltergeist ne le lâche plus. Quand Caroline le rejette dans la voiture, Faraday part pour Londres et les événements qui vont conduire au suicide de la mère débutent légèrement avant de prendre une bien plus grande ampleur dès son retour. Bien évidemment, la mort de Caroline est le point d'orgue des agissements de ce "sur-moi onirique" : avec le refus de sa demande en mariage, Faraday voit sa dernière chance d'appartenir définitivement à son monde rêvé exploser en plein vol et cela ne pouvait se terminer que de la pire des manières pour la dernière représentante de la lignée.
Au procès final, on verra d'ailleurs le docteur mentir sur les circonstances du décès de sa presque-fiancée, preuve soit qu'il a conscience des agissements de son double, soit qu'il préfère éluder la présence d'un possible fantôme pour rationnaliser mais les derniers plans avec le visage du médecin se regardant dans un miroir brisé (et donc à facettes multiples) et l'apparition physique finale du fameux "sur-moi onirique" sous les traits de Faraday, enfant en larmes devant le royaume effondré qu'il n'aura jamais vraiment atteint, ne laissent guère de place aux doutes (seule demeurera la question de savoir à quel moment est intervenue sa prise de conscience).
Reste l'énigme des "S" renvoyant à un possible fantôme de Suki qui contredirait tout ce qui vient d'être avancé, rassurez-vous, ce n'est pas le cas et on peut avancer l'hypothèse que Faraday, devant la force de persuasion de la mère convaincue que ce sont les agissements de sa fille défunte, cherche à accréditer sa thèse en inscrivant son prénom partout par l'intermédiaire de son dopplegänger fantôme (ou de sa propre main comme peut le suggérer une scène du film).
"The Little Stranger" n'a donc rien d'un simple film d'épouvante lambda, l'essentiel n'est pas là et le propos visé par Lenny Abrahamson dépasse ce cadre, ici, considéré comme un accessoire au portrait fascinant d'un homme accroché à son rêve naïf d'enfant d'atteindre de bien plus hautes sphères que celles auxquelles il était prédestiné. Film d'ambiance à la lenteur réfléchie et dessinant des rapports humains où tout basculement peut devenir le synonyme de tragédies futures, "The Little Stranger" est de plus sublimé par une distribution de haut vol (Domhnall Gleeson, Ruth Wilson, Charlotte Rampling, Will Poulter... un quatuor d'exception). Pas étonnant que le film ait fait un flop commercial au vu de son discours complexe et de l'exigence induite par son interprétation, il ne reste plus qu'à espérer qu'il trouve désormais la reconnaissance que sa qualité et son intelligence méritent...