The Lobster a souvent été présenté comme une comédie, en même temps c’est vrai que le court synopsis porte à rire : c’est l’histoire d’un monde où les célibataires qui échouent à trouver un partenaire sont transformés en animaux… Mais ce serait oublier que ce film est une dystopie, c’est-à-dire une fiction qui présente une société en apparence parfaite mais qui s’avère être horrible. Et les défauts de cette société sont en fait ceux de la nôtre, mais exagérés, comme une caricature. On peut rire de la caricature, mais on peut aussi y réfléchir. 

Dans le cas de The Lobster, la fiction nous pousse à réfléchir sur les rapports entre l’amour et la société. Il semble que notre mode de vie et notre conception de l’amour soient imposés par la société. Toute la première partie du film se passe dans l’Hôtel où les célibataires peuvent rester 45 jours en essayant de trouver un partenaire, s’ils échouent ils sont transformés en un animal de leur choix. Tout est là pour rappeler à ces célibataires qu’être en couple est le but ultime de tout être, notamment par des séances pédagogiques où il est montré à quel point la solitude est dangereuse et qu’au fond elle équivaut à la mort. Le fait même d’être transformé en animal n’est pas une punition pour les célibataires, c’est un moyen pour augmenter leurs chances de trouver un partenaire. Cette obsession du couple est liée à une obsession de la ressemblance : au début du film c’est un détail anodin, mais il prend de plus en plus d’importance. Le critère pour trouver un partenaire est une ressemblance, comme par exemple le fait de boiter, de saigner du nez souvent ou d’avoir une belle voix : ce sous la des idées sous-jacentes dans notre société : la solitude exclut le bonheur et la différence exclut l’entente. Le fait que ce soit sur des détails aussi anodins est là pour nous montrer cette tendance et son importance dans notre société : il faut trouver une personne qui nous ressemble, un alter ego, un désir absurde qui ne peut aboutir. Cette idée qu’il faut absolument trouver un partenaire « adapté » conduit les individus à changer, à renier leur identité pour ne pas finir seul. C’est le cas de l’ami boiteux de David (le personnage principal) qui fait semblant de saigner du nez pour pouvoir être en couple avec une fille qui souffre de ce problème, mais aussi celui de David qui va jusqu’à renier toute émotion et toute affection pour son frère.
David finit par fuir ce monde déshumanisé, où il ne parvient pas à trouver une partenaire, il se rend dans la forêt, chez les « loners », d’autres célibataires qui ont échoué à se mettre en couple et qui, plutôt que d’être transformés en animaux, ont préféré quitter la civilisation. On s’attend alors à un monde plus « humain », où les individus retrouvent un peu de liberté, puisqu’ils sont libérés du carcan de la société. Mais le monde des loners est tout aussi cruel et inhumain que celui de l’Hôtel, la contrainte est simplement inversée : il strictement interdit d’être en couple, sous peine de châtiments corporels extrêmement violents, comme le « red kiss ».
Cette violence commune aux deux mondes est le signe qu’en fait ce n’est pas la société qui impose un mode de vie aux individus, mais le mode de pensée des individus qui se reflète dans la société. Les deux facteurs qui déterminent les actions des individus sont la peur de la solitude et l’égoïsme. Et tout le génie du film, c’est que c’est déjà les deux motifs qui dominent les mentalités dans notre société. La solitude effraie parce qu’elle fait souffrir, c’est pourquoi dans le film non seulement les individus cherchent à tout prix à être en couple, mais ils rejettent les individus dont on sent trop la solitude. On le voit bien avec la femme qui aime les biscuits, une femme terriblement seule, elle aborde David à plusieurs reprises, lui proposant une promenade, des relations sexuelles, n’importe quoi pour l’attirer et échapper à la solitude, mais il fait preuve d’une indifférence extrêmement violente à son égard et se félicite des bonnes excuses qu’il trouve pour échapper à sa compagnie. Et quand elle rate son suicide – une scène presque insoutenable – et qu’elle se retrouve gémissant, le crâne fendu, l’indifférence de David n’est pas feinte. C’est aussi cette peur de la solitude qui dénature l’amitié et en fait un en deçà de l’amour, une sorte de compensation quand on n’a pas de partenaire, comme le montre la relation de David avec ses amis et de deux jeunes filles amies depuis l’enfance. D’un autre côté l’égoïsme profond des individus de cette société fait que la compassion et l’entraide sont devenus des concepts absurdes : David ne comprend pas pourquoi une des femmes de chambre l’aide à s’enfuir.
Ainsi la cruauté et l’indifférence sont présentes dans les deux mondes et leur seule différence c’est que dans l’Hôtel (et la ville) c’est la peur de solitude qui prime, alors que dans la forêt c’est l’égoïsme. En effet dans l’hôtel tout est fait pour valoriser les couples et les aider à se former : sport, bals, attribution d’enfants, punition par châtiment corporel de la masturbation, chasse des loners pour avoir plus de jours à l’Hôtel. Au contraire dans la forêt, tout est fait pour favoriser l’égoïsme et le chacun pour soi : danser seul sur de la musique électronique, creuser sa propre tombe, laisser les blessés derrière… Mais au fond il n’y a pas de vraie barrière entre les deux mondes, comme le montre la scène où le directeur de l’hôtel, qui affirme aimer sa femme plus que tout au monde, est prêt à la tuer pour sauver sa vie : l’instinct de survie, l’égoïsme prime un instant sur la peur de la solitude. Le problème survient quand les deux motifs principaux de la volonté s’affrontent, c’est le cas de David à la fin du film : son point commun avec son amante était le fait d’être myope, maintenant qu’elle est aveugle leur couple ne peut plus fonctionner à moins qu’il ne se crève les yeux, l’avant-dernière scène, presque insoutenable, laisse une fin ouverte : David va-t-il s’amputer d’une partie de lui-même pour être avec celle qu’il aime ? Va-t-il faire primer l’égoïsme ou la peur de la solitude ?


Toute cette réflexion se fait dans un cadre particulier : le film se fait dans un ton gris vert, avec de grands plans d’ensembles, une nature morne qui renforce l’impression de froideur et l’absence de sentiments. La voix-off qui commente le récit, sans intonation, et la musique grinçante dramatisent l’action dans ses détails les plus anodins (les courses dans le supermarché, l’invitation à danser). Ces éléments contribuent au caractère irréel de ce monde qui apparaît à la fois comme très différent du nôtre et très proche. La peur de la solitude et l’égoïsme sont déjà les moteurs de notre société, ce film représente ce qu’elle pourrait devenir.  
On peut donc reconsidérer la question que pose John à David : « What’s worse : to die of cold and hunger in the woods, to become an animal that will be killed and eaten by some bigger animal, or to have a nosebleed from time to time? ». Contrairement à ce que répond David, il semble qu’être un animal soit paradoxalement l’option la moins déshumanisante.
ClarisseL
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le 7 août 2016

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