Bien étrange objet que "The Lobster", prix du jury au Festival de Cannes 2015. Difficile durant la première moitié du film, se déroulant dans l'hôtel au sein duquel les protagonistes sont tenus de trouver leur âme soeur en 45 jours sous peine d'être transformés dans l'animal de leur choix, de se faire un avis tranché. Brillante métaphore d'un monde dystopique? Absurde escroquerie intellectuelle reposant sur un simple exercice de style?


Les sensations du spectateur évoluent au gré de l'absurdité croissante des situations auxquelles sont confrontés les personnages dont ne nous percevons que l'existence présente, le passé étant réduit à du néant et le futur étant réglé par l'incertitude, selon que l'on se conforme à la norme érigée du couple ou que l'on rejoigne la dissidence que représente le célibat, les "solitaires" pourchassés par les occupants de l'hôtel. La seconde partie du film, parfait contre-point à la première s'agissant du propos, bien que parfois excessive sur le plan scénaristique, m'a permis de préciser mon point de vue sur cette oeuvre, que je conseille vivement de regarder, puisqu'ici le sens donné aux situations est soumis à l'imagination du spectateur et à l'interprétation que ce dernier souhaite en faire.


Un scénario brillant, métaphorique, qui forme l'image de nos sociétés actuelles, au sein desquelles la marginalité est perçue négativement, la norme qui s'impose aux membres et dont l'érection est également le fait de la contribution de ces derniers devant être respectée par tous, sous peine de répression plus ou moins masquée. Toutefois, qui dit contexte d'imposition de la norme, aussi dictatoriale puisse-t-elle être, dit plusieurs possibilités de comportement à adopter.


La première, apparentée ici aux membres de l'hôtel, consiste en la conformation, plus ou moins consentie, à la norme (la mise en couple), afin d'intégrer un processus de normalisation et d'apparentement à la société, et ne pas y paraître marginalisé, sous peine d'exclusion de cette société (la transformation en animal); le processus de conformation étant lui-même soumis à des règles exclusives de non-différenciation (trouver un partenaire aux caractéristiques semblables, "assortir un poney et un pingouin serait ridicule" dixit la directrice de l'hôtel, la placide Olivia Colman).


Ces perspectives ne permettant pas forcément d'atteindre le bonheur auquel aspirent les membres (encore faut-il qu'il existe dans une société dystopique), la seconde consiste dans le choix (forcé?) de la dissidence à la norme, représentée ici par le clan des "solitaires", célibataires refusant de céder à des choix dictés par les autres membres de la société et dont ces derniers prennent acte via un calcul implicite des coûts (l'arrestation et le transfert dans l'hôtel en cas de célibat, ainsi que la transformation en animal si la personne reste seule à l'issue des 45 jours) et des bénéfices (mise en couple, respect du contrat sociétal et atténuation de la surveillance étroite des autorités), que l'on peut apparenter à une théorie du choix rationnel. Ici, les coûts semblent de prime abord représentés par la véritable chasse à l'homme à laquelle ces "solitaires" sont soumis de la part de ceux que j’appellerais les "pensionnaires" et les bénéfices par la possibilité d'apparaître librement comme marginal au sein de la société. Or, tout ceci n'est qu'apparence. En effet, cette société parallèle est également menée par des règles d'une rigidité extrême, ne laissant aucune place à la dissidence sous peine de représailles symboliquement et physiquement violentes, auxquelles seront confrontées tôt ou tard certains des protagonistes, sous le chef d'une meneuse glaciale et autoritaire incarnée à la perfection par Léa Seydoux.


Il y a du Terence Huxley et du Georges Orwell dans le scénario de Yorgis Lanthimos et Efthymis Fillipou, l'atmosphère de 1984 se retrouve également dans l'étroit contrôle dont les membres des deux sociétés font l'objet, quitte à faire l'objet d'humiliantes et douloureuses représailles publiques s'ils ne respectent pas le contrat sociétal (pratiquer la masturbation solitaire au sein de l'hôtel, alors que les "solitaires" le permettent, ou se mettre en couple entre "solitaires", alors que c'est l'objectif même du séjour à l'hôtel). L'arrestation pour rupture du contrat (passage au célibat pour raison quelconque) et l'enfermement dans le cadre de l'hôtel s'apparentent à un emprisonnement, quand l'effacement des particularités de l'individu (de ses effets personnels jusqu'à son passé) semble dénoncer la tendance croissante à l'uniformisation de nos sociétés.


Ce film, à la mise en scène clinique appuyée par la grisâtre lumière naturelle de l'Irlande et à l'absence d'artifices (aucun maquillage sur les acteurs, tous aussi convaincants les uns que les autres dans leurs rôles respectifs, notamment Colin Farell), renvoie à plusieurs questionnements sur l'appartenance à une société et sur le couple. En quoi notre propre comportement doit-il nécessairement répondre à des normes auto-érigées, quoique parfois absurdes, si ce n'est que pour permettre une "heure de tranquillité"? Pourquoi une société "x", bien qu'elle doive répondre à quelques caractéristiques idéal-typiques communes pour assurer son union et sa survie, ne pourrait-elle pas, pour autant, respecter ce qui est perçu comme un comportement de "déviance" (cf. Howard Becker), de "dissidence" et de "marginalité", alors qu'il ne s'agit pas de tels comportements à proprement parler? Pourquoi empêcher l'atteinte d'un idéal de bonheur par les membres d'une société si celui-ci s'apparente à un comportement parallèle? Le couple répond-il à un apparentement parfait de l'un à l'autre, de manière à ce que ses deux membres soient déliés de leur existence en tant qu'individu et de leur indépendance?


Ce film est le reflet d'interrogations croissantes au sein de sociétés de plus en plus exclusives et dictées par des normes, rejetant (hélas) l'Autre lorsque ses caractéristiques répondent à une différenciation vis-à-vis de la norme, qu'elle soit religieuses, sexuelles, culturelles, vestimentaires, ou autres! Cette oeuvre pose enfin une véritable problématique sur le caractère "libéral" de nos sociétés: a-t-on forcément évolué vers un affaiblissement du contrôle des pairs et un renforcement de nos libertés dans un contexte de démocratisation accentué? Ne serait-ce qu'un leurre? Et si l'évolution de la société tendait-vers un accroissement de ce contrôle sous une apparente libéralisation de l'approbation des comportements? L'être humain est-il vraiment libre?

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le 13 oct. 2015

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