Etre seul ou être en couple. Question intransigeante, qui mérite un sacrifice peut être définitif. Mais est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? Dans son questionnement dystopique où les célibataires ont 45 jours pour retrouver l’amour sous peine d’être métamorphosés en animaux de leur choix, Yorgos Lanthimos cultive sa singularité, son style à la fois rigolard et grinçant, émouvant et violent, où le rire se lie à la frayeur, montrant qu’il demeure l’antithèse d’un faiseur tel que Quentin Dupieux. Alors que ce dernier crée de la bizarrerie pour pure volonté freak qui tend à la posture créatrice, le grec, lui, détonne par son intelligence narrative, sa fulgurance d’opinion créant des personnages contextualisés qui tordent la réalité pour nous la balancer en pleine face. Ici, l’absurde n’est pas qu’un écran de fumée ou un banal artifice, pas un cynisme narcissique, mais une raison d’interpréter, qui regorge d’une véritable cohérence, d’un horizon pas si lointain et irréel.


On suit un architecte, accompagné de son « chien », largué par sa femme après douze ans de vie commune et essayant de retrouver une partenaire dans cet hôtel aux coutumes peu orthodoxes, une sorte de maison de redressement des sentiments humains. Comme dans Canine, The Lobster cloisonne son environnement : un hôtel déshumanisé et conformiste pour retrouver un partenaire de vie (un croisement de The Grand Budapest Hotel et Shining), une forêt de la résistance aussi totalitaire que leurs oppresseurs, puis la ville, le monde réel, où la police arrête les personnes célibataires sans certificat de mariage. A l’instar d’Eyes Wide Shut ou de Gone Girl, The Lobster parle du couple, s’interroge sur son utilité et son réel miroir en dévisageant le communautarisme dans lequel la société s’insère même dans nos choix amoureux. Dans la société décrite par Lanthimos, l’osmose d’un couple, son acclimatation ne se fait pas par son désir ou son alchimie, mais est mis en place par une mathématique des caractéristiques où la complémentarité est physiologique, fait de ressemblance : les myopes avec les myopes, ceux qui saignent du nez entre eux, ceux qui ont une belle voix.


D’où cette sublime métaphore de l’amour et de son imagerie sociétale, un faux semblant, une chose inventée et conditionnée pour rester vivant aux yeux des gens et ne pas finir dans une prairie à brouter de l’herbe ou à chercher une baballe avec son maitre. Alors que Canine, notamment dans sa rhétorique esthétique se rapprochait d’auteur tels que Michael Haneke, The Lobster garde cette espèce de gangrène viscérale, un visuel grisâtre à la photographie somptueuse. C’est comme si Wes Anderson avait copulé avec Lars Von Trier. Car, oui, The Lobster est doté d’une ironie absurde, dégoulinante de froideur, à la fois romantique et crue, dans un monde où l’on chasse les humains, où l’on se sert d’enfant pour rapprocher des êtres vivant dans le mensonge, où l’on se fait mettre les mains dans un grille-pain pour s’être branlé dans sa chambre, où l’on se fait couper les lèvres et la langue pour s’être embrassées.


Même si Lanthimos change d’environnement et de tonalité dans sa deuxième partie de film, quittant l’hôtel pour s’intéresser à cette société secrète qui crée sa propre tombe, que sont les solitaires qui se cachent dans la foret, société où les relations sexuelles sont interdites et où l’on danse seul en écoutant ses écouteurs, The Lobster lâche prise dans sa noirceur et s’essaye à l’émotion avec force et minutie dans la fuite d’un couple impossible. Mais le fil rouge est toujours aussi tenace, l’intrigue et le mystère toujours aussi pesant : la question du choix, de la liberté d’être et de dévoiler ce qu’on ressent. La force de Lanthimos est de faire évoluer son film, grand film, qui ne s’arrête jamais à son propre postulat de départ, de surprendre et d’aller là où on ne l’attendait pas. Chacun doit avoir le choix, tout comme cette intense dernière séquence : l’amour rendra-t-il aveugle ? Tout est une question de regard.

Velvetman
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le 29 oct. 2015

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