Déjà connu pour Canine, Prix Un Certain Regard à Cannes en 2009 et Alps, Prix du Meilleur Scénario à la Mostra de Venise en 2011, Yorgos Lanthimos nous offre, avec The Lobster, fable dystopique bizarre et décalée, un film palpitant, tragique et hilarant à la fois.
Dans ce que l’on peut voir comme un futur pas si lointain ou un monde parallèle, le « héros », David (Colin Farrel), est envoyé, comme toute personne fraichement célibataire, dans un hôtel où il a 45 jours pour trouver une compagne, mieux, son âme-sœur, sous peine d’être transformé en l’animal de son choix. C’est dans un univers rigide, froid, où toute relation est contrôlée et les rapports humains sont artificiels qu’évoluent, ou plutôt errent les personnages. Une sensation de malaise persiste durant tout le film : les rencontres entre ces célibataires sont distantes, plastiques, maladroites ; le couple est vu comme un organisme nécessaire qui doit être formé et vécu selon des règles strictes. La transformation en animal est présentée comme le seul moyen pour ceux qui ont échoué en tant qu’humain de trouver un conjoint : les hommes sont donc des machines à créer des couples et des familles (un homard (lobster) reste fertile toute sa vie), des robots qui fonctionnent par paire, à condition d’avoir au moins un point commun (un saignement de nez récurrent ou une myopie suffit amplement).
C’est ainsi que Lanthimos dissèque les relations hommes/femmes, avec un humour grinçant, cynique mais au fond très sérieux : même une scène de faux viol nous fait rire, en nous mettant en même temps mal à l’aise.
Certaines scènes un peu longues car superficielles sont compensées par d’autres passages haletants : bien plus qu’une simple comédie loufoque, ce film est aussi palpitant, prenant la forme d’une chasse à l’homme (littéralement). Les scènes de chasses rappellent le principe d’Hunger Games, et prennent la forme, à travers des ralentis volontairement prolongés, d’une sorte de parodie sérieuse de scène d’action ; un moment de suspense est transformé en un spectacle visuel à la fois épique et ridicule.
The Lobster a la capacité de faire passer un message complexe, des informations capitales avec un plan simple, une seule image qui peut en dire bien plus que des paroles ; mais en même temps, une voix off, dont on ne connaît pas l’identité avant la deuxième moitié du film, crée un décalage car elle nous en dit trop, et répète ce qui est évident et qui se passe sous nos yeux : un jeu, même une complicité avec le spectateur est mis en place à travers ce procédé.
Deux sociétés contradictoires, mais aussi horribles l’une que l’autre dans leur puritanisme, s’opposent dans ce film : le monde « officiel », celui de la ville et de l’hôtel, interdit les célibataires et idéalise la vie en couple ; l’autre, clandestin, rejette les couples. Ce monde de hors-la-loi des « Solitaires », implanté dans la forêt, fait preuve d’une violence physique et morale déraisonnable : aucune relation qui dépasserait la simple conversation entre un homme et une femme n’est permise, ou des punitions atroces les attendent de la part de la chef, ou plutôt du tyran (Léa Seydoux). Dans cet univers excessivement pragmatique du « chacun pour soi », chacun doit creuser sa propre tombe, et ne pas hésiter à abandonner ses comparses.
Le spectateur peut supporter cette violence grâce aux plans d’ensembles larges, au hors-champ, et à une caméra distante qui permet un recul critique et émotionnel sur l’action, en même temps qu’elle donne une impression de distance entre les personnages. Les couleurs froides, la teinte sombre et fade de l’image créent également une ambiance particulière, reflet de cet univers « parallèle » où les relations n’ont aucun relief.
Le seul amour véritable montré dans The Lobster est un amour impossible, interdit, et puni : l’expression « l’amour rend aveugle » prend alors tout son sens… Mais nous fait aussi nous interroger sur les motivations de cette relation : asservissement extrême aux codes de la société, ou bien rébellion suprême contre ces deux mondes ?