Même s’ils ont violemment divisé leur public et la critique, il n’aura fallu que deux films (sans compter Kinetta qui n’est jamais arrivé jusqu’en France) pour que le nom de Yorgos Lanthimos soit connu comme celui de l’héritier de Théo Angelopoulos en tant que représentant du cinéma grec et surtout qu’il soit associé à un style qui lui est unique. La façon qu’il a d’observer un petit groupe d’individus en les mettant face à un des problèmes les plus malsains de notre mode de vie qu’il pousse jusqu’à l’absurde est apparu comme un procédé, certes toujours sadique envers ses personnages, mais marquant pour le public si celui-ci parvient à y lire le message, à l’image de ce déni de réalité et ce repli sur soi qui, dans Canine, est apparu comme une relecture moderne et percutante du mythe de la Caverne de Platon. Pour son nouveau film, The Lobster, le réalisateur a décidé de quitter le cercle restreint des cinémas d’art et essais pour viser le grand public à l’international. Pour cela, il part planter sa caméra en Irlande afin de tourner dans la langue anglaise, mais aussi réunit un beau casting international, mais tout ça jamais succombé à un quelconque conformisme et en conservant sa patte aux antipodes des carcans commerciaux. Sa recette, qui mêle un point de départ parfaitement capilotracté à une mise en scène très géométrique (imaginez du Buñuel filmé par Wes Anderson !), est cette fois mise au profit d’une dénonciation d’un dysfonctionnement social qui touche ce qui est sans doute l’aspect le plus universel de la nature humaine : L’amour. Le concept de ce futur dystopique dans lequel le célibat serait devenu un crime passible d’être transformer en animal peut à priori sembler trop invraisemblable pour en tirer un propos cohérent. Et pourtant la pression qu’éprouve le personnage de David (le fait qu’il soit le seul à être nommé ajoute d’ailleurs à la perte de personnalité qui régit ce monde) à entrer dans le moule imposé par la société, celui de la vie de couple, le rendra immanquablement attachant auprès, au moins, de tous les spectateurs ancrés dans leur célibat.
Dans ce rôle principal, dont une voix-off nous narre le parcours, Colin Farrell est parfaitement convaincant. S’étant fait pousser la moustache et ayant pris une vingtaine de kilos, l’acteur confirme qu’il est parfaitement capable d’enchainer des productions hollywoodiennes et des films d’auteur européen. La première moitié du film place son personnage dans un hôtel qui, sous ses dehors de lieu de villégiature luxueux, est bien et bien un lieu carcéral terriblement hostile. Le scénario parvient à décortiquer processus de conditionnement dont sont victimes ces célibataires et la façon dont chaque prisonniers en est réduit à une caractéristique et doit trouver une personne avec qui il la partage pour former un couple apparait comme un totalitarisme inhumain. Les deux amis que se fait David, l’un caractérisé par sa boiterie, l’autre par son cheveu sur la langue, vont contrairement à lui rentré dans le moule, par instinct de survie pour l’un, par romantisme pour l’autre. C’est ainsi que l’on va comprendre que de faire comme tout le monde implique nécessairement une part de mensonge. Mais parce que, et c’est là le seul point optimiste du film, toute oppression provoque une forme de rébellion, une société de marginaux ayant décidé d’assumer leur célibat vit dans la forêt. L’obligation qui est faite, au prix de leur liberté, aux résidents de l’hôtel de chasser ces rebelles est un élément de plus qui appuie ce déni d’humanité. La seconde partie du film va justement suivre la fuite de David dans cette forêt et son entrée au sein de ce groupe de clandestins. Si le fait de tourner dans la nature empêche à Lanthimos de créer une mise en scène rigoriste qui apporterait au propose un profond sentiment d’oppression, l’installation d’un parallèle entre la cruauté de la chef des solitaires avec celle de la directrice de l’hôtel mène vers un constat terrifiant : La liberté est impossible. Selon lui, chaque idéologie mène indubitablement une forme d’autorité liberticide.
La relation qui naitra ensuite entre David et la femme interprétée par Rachel Weisz deviendra l’enjeu majeur de la dernière partie. Faire le choix de vivre dans le mensonge quand la vérité est punissable de mort et que la chose à choisir de cacher ou de nier est quelque chose d’autant instinctif que l’amour, est encore une fois une situation psychologiquement insurmontable à laquelle le réalisateur soumet son personnage et dont la fin ouverte nous renvoie face à nos propres contradictions et nos doutes, en un mot, à ce qui fait de nous des humains.