Paul Thomas Anderson peaufine son art de film en film. Après la frénésie de ses débuts et de ses films chorales tous impregnés d'une insouciance formelle manifeste, le cinéaste américain semble désormais vouloir s'exprimer plus sérieusement. Ce virage, amorcé timidement avec "Punch Drunk Love", poursuivi brillament par "There Will Be Blood", se confirme indéniablement à la vision de "The Master".
Il est difficile cependant de vous décrire l'objet filmique que je viens de voir tant il navigue en eaux inconnues. Empruntant ici et là quelques ruisseaux sinueux, le montage, la musique, le rythme et le découpage sont à des lieux des standards habituels. Et que dire de la performance des acteurs.
Pourtant, on a l'impression de voir venir ; un vétéran de la seconde guerre mondiale alcoolique et limite psychotique, Freddie Quell (habité par un Joaquin Phoenix dont le mal être est palpable), croise sur son chemin Lancaster Dodd, le leader charismatique d'un mouvement appelé "La Cause" (Philip Seymour Hoffman très convaincant en gourou intimidant et indéchiffrable).
Lancaster ne va pas tarder à prendre Freddie comme cobaye afin de prouver, à lui-même ou à ses disciples (?), que son "pouvoir" est réel et qu'un être aussi delabré que Freddie peut s'en sortir grâce à sa doctrine.
Débute alors leur "affrontement" rythmé par plusieurs "séances" d'hypnose scientologique dont la première restera un sommet de cinéma. Je dis "affrontement" car le film évite soigneusement de hierarchiser ses personnages.
Jessie Quell est-il un être "guérissable" ?
Est-il malade d'ailleurs ?
Peut être ne l'est-il pas plus que ce "Master" qui prétend que la terre est vieille d'un trilliard d'années et qui cache ses manuscrits au fin fond des montagnes ?
Et ce "Master", croit-il vraiment en ce qu'il prêche ou invente-t-il tout au fur et à mesure ?
Finalement, ne serait-ce pas Jessie qui aide Lancaster ?
Durant 2h17, on s'attarde à essayer de deviner qui dit vrai, qui est sincère, qui à l'emprise sur qui pour finir par se poser la question ultime...
Qui est "The Master"...?
Y'en a-t-il un...?
Le film parle avec puissance du syndrôme post guerre, de la sexualité, de l'alcoolisme, de l'influence, de l'amitié, de l'endoctrinement, de l'échec sous toute ses formes, de l'Amérique et de sa perpétuelle quête de perfection familiale, économique, physique.
La réalisation sert à merveille l'intention. D'une musique tantôt en décalage, tantôt en symbiose avec le récit en passant par un montage audacieux parsemé d'ellipses pleines de sens, sans oublier un sens du cadrage confondant de justesse, le cinéaste continue sa dissection de l'Amérique. L'opération est douloureuse mais ô combien salvatrice.
On a souvent reproché à P.T.A de ne pas parvenir à s'affranchir de ses réfèrences. "Boogie Nights" c'était Scorsese, "Magnolia" c'était Altman, "Punch Drunk Love" c'était Tati, "There Will Be Blood" c'était Kubrick...
Et bien "The Master" c'est Anderson. Il n'appelle aucune réfèrence. Le cinéaste vogue désormais en solitaire, avec force et originalité...