Il est des films qui se consomment, et dont le souvenir s’évacue de la mémoire comme sous l’effet d’un laxatif. C’est malheureux à dire, mais cela arrive. Il en est d’autres, au contraire, qui se digèrent, leeeeeeeennntement. Des films particulièrement longs en bouche, et plus encore. Des films dont la mémoire vive ne sait trop que faire, parce qu’ils passeraient par un autre canal, plus retors et mystérieux. Ainsi par exemple de 2001 : l’odyssée de l’espace : long, lent et - seul film de son auteur à ne pas faire mentir le cliché - terrrriiiiiiiblement froid, ce qui est bien évidemment un choix. Et pourtant, nombreux sont ceux qui l’éprouvent, le temps fait l’œuvre.



The new fragrance by NWR



Il ne s’agit pas ici de mettre sur un pied d’égalité The Neon Demon et le film de Kubrick - loin de là - mais seulement de constater le même genre d’effet à retardement. Car là aussi, et peut-être même d’avantage, il faut d’abord en passer par toute une série d’obstacles qui, sur la longueur du métrage, ne sont parfois pas loin de paraître insurmontables. Leur origine, elle, est facile à identifier, tant elle s’affiche avec une suffisance quelque peu irritante sur le moment. Il s’agit bien sûr de l’auteur du film lui-même, et la complaisance avec laquelle il ritualise la mise en scène d’un culte semble-t-il voué à sa propre personne ainsi qu'à son seul art (ça c’est de la réflexivité !). Il paraît donc bien loin le temps où, pourtant à peine quelques années plus tôt, exilé à Hollywood et ébranlé par un projet avorté, le même homme fondait en larmes dans la voiture de Ryan Gosling. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, chacun sait que NWR est une marque qui clame un peu trop violemment pour qu’on n’y jette pas un œil suspicieux qu’il est un artiste, un vrai de vrai.


Autre obstacle : la longueur, de deux heures là où bon nombre des précédents métrages du réalisateur danois avaient la bonne idée de faire une heure et demie. Soit, pour ce genre d’ouvrage radical où la moindre impureté est sans pitié aucune éliminée, la durée idéale : assez long pour qu’on ait le temps de s’acclimater, suffisamment court pour qu’on ne s’impatiente pas de voir venir la fin. Devant The Neon Demon, la durée réelle se surajoute à la lenteur ressentie. Et si l’idée de pauses synonymes de pose et de glaciation de l’image est plus que pertinente au regard de l’univers décrit, les scènes majeures, noyées dans la masse d’autres moins indispensables, plus banales, y perdent en force, du moins sur le coup. Et le tout de paraître alors moins efficace, manquant de tranchant (quand on y pense, un comble pour un film d’horreur). Un manque de sacrifice dans le découpage en somme, mais aussi de découpe à l’image.


Et l’on touche là à l’autre point sensible du cinéma de Nicolas Winding Refn : sa capacité à faire naître certaines attentes (trop classiques à son goût) pour ensuite mieux les laisser choir, suscitant dans la foulée l’incompréhension et, pour une part de l’audience, un cuisant sentiment d’abandon au corollaire pas moins radical que l’œuvre elle-même : son rejet pur et simple. Ici, il faut donc faire une croix sur l’idée tant espérée d’un massacre en règle d’une imagerie qui, tous les jours, dans la rue, à la télé ou sur le net, modèle, martèle, bombarde et, au fond, aliène et agresse notre regard (de quoi quelques fois être tenté de réveiller le Tyler Durden qui sommeille en soi).


Parce qu’il n’est pas un satiriste à la Joe Dante - dommage, l’idée de voir une fournée de mogwais bien trempée lâchée dans cet univers eut été l’occasion d’un joyeux défouloir ! -, Nicolas Winding Refn agit de façon moins frontale, plus perverse aussi. Lui préfère embrasser totalement cette imagerie et, ainsi, dans la foulée, se donner les moyens de la pousser au bout de sa logique, jusqu’à faire craquer son vernis (cf. le fond sur lequel défile le générique de début). Comment ? En investissant cette « nouvelle chair » de l’intérieur, en bon maniériste, certes, mais surtout façon bodysnatcher, histoire de mieux révéler toute la morbidité et la monstruosité qui se cachent sous le culte moderne des peaux de bébé photoshopées (1).

Imago dei



Dès son point de départ, une scène de crime aux allures de montage d’art comme les affectionnent le modèle revendiqué Dario Argento, The Neon Demon est donc une histoire d’images et seulement d’images (des images de cinéma qui plus est : en témoignent le format Scope des cadres dans le cadre). Et de fait, peut-être est-ce là le canal secret par lequel le film referait surface pour mieux s’emparer de nos pensées, comme un mort se relevant pour nous hanter, fantôme de notre esprit, alors même qu’on l’avait à peine remarqué de son vivant. Ce canal, ce serait la seule mémoire de l’œil, marqué par des images d’une puissance telle qu’elles auraient inséminé notre cervelle sans même le secours d’un sens qui leur aurait été d’emblée attribué pour mieux les clouer à la rationalité. Non. Rien de rationnel ici, encore moins de logique ou d’immédiatement accessible à la déduction directe, mais plutôt un régime de l’hypnose s’organisant autour d’une figure (le triangle formé de trois autres triangles) depuis laquelle se déplierait tout le film en même temps qu’elle redonnerait au mot symbole toute sa richesse, sa polysémie et son mystère.


À l’origine, chez les grecs, le « symbole » est un morceau de tesson brisé en deux et partagé entre les contractants d’un pacte pour leur rappeler, le moment venu, leur engagement l’un envers l’autre. Ici, il évoque l’alliance passée entre Ruby, Sarah et Gigi (les trois triangles extérieurs) travaillant à comploter pour parvenir à engloutir, digérer et s’approprier la beauté de Jesse (le triangle intérieur). Et qui sait depuis combien de temps ces versions revisitées des sorcières du pays d’Oz ont adopté ces pratiques de Furies ? Leur « reine » évoque en effet Hécate, déesse associée à la nuit, la mort, la sorcellerie et l’inconscient, mais aussi à la lune et à la fertilité : quelque chose de sombre, cyclique, ambiguë et ancien donc.


Parce que le symbole est aussi le vestige, l’artéfact : objet dont la magie est de conserver à travers les âges une idée abstraite en l’incarnant concrètement (un peu comme une star). Et ce, quand bien même tout le monde en aurait oublié le sens ancestral. Parce que chaque époque y ajoute le sien propre, couche après couche, et que chacun y projette ce qu’il veut. Jesse, en l’occurrence, y voit son reflet et en tombe amoureuse. Les lecteurs de Dan Brown, eux, y verront sans doute le féminin sacré. Tandis que les cinéphiles pourraient y projeter l’idée de l’écran de cinéma. Et de façon plus générale, la figure éveille le sentiment d’un souvenir trop ancien pour que l’on puisse y accéder, mais dont la mémoire génétique aurait pourtant gardé une trace, comme une odeur de l’enfance ou la sensation de se retrouver en face du sphinx en personne. Très certainement, le réalisateur avait le monolithe de 2001 : l’odyssée de l’espace en tête lorsqu’il eut l’idée de cette scène (et d’autres). Et de fait, c’est l’effet qu’à Jesse sur ceux qui l’entourent.


À l’image du monolithe, elle est cet astre autour duquel tous gravitent : certaines, corps extraterrestres filmés sans voyeurisme ni sexisme mais plutôt comme des objets de science-fiction, pour lui reprendre sa place au centre de l’attention. D’autres, plus simplement, parce qu’ils ne sauraient en détacher leur regard une fois pris au piège de son aura. En ce sens, Nicolas Winding Refn envisageant chacun de ses nouveaux personnages principaux à la fois comme une renaissance des précédents (façon héros aux mille visages) et la projection d’une facette de sa propre personnalité (réelle ou fantasmée), Jesse apparaît ici, non seulement comme « La » star, mais aussi comme la réincarnation de « One-Eye », le (déjà) monolithe et point aveugle autour duquel tout Valhalla Rising s’organisait. Ce qui nous amène à deux autres propriétés du symbole : son pouvoir de révélation et sa puissance de transformation (comme l’écran de cinéma, là encore).


Une fois sortie de la salle du triangle, Jesse n’est plus la même : la rencontre avec l’objet non identifié l’aura comme fait passer dans une autre dimension d’elle-même, jusque-là en sommeil. Une dimension où elle aurait pris conscience de son pouvoir sur les autres et réveillé sa part « dangereuse », pour sa plus grande jouissance. L’entité l’aura ainsi révélé à l’entièreté de sa personnalité (consciente + inconsciente, mignonne gamine + femme fatale). Et Jesse de devenir l’incarnation vivante du triangle (comme la Croix et le Christ) : déesse au centre d’un culte à mystère qu’aurait mise en scène un styliste de mode membre d’une loge occulte, au croisement du paganisme, de l’esthétique d’une pub pour parfum et de l’exégèse chrétienne.


Aussi, afin d’expliciter ce dernier point, est-il nécessaire de revenir sur deux autres scènes formant l’autre grande articulation du film : aboutissement de tout ce qui précède, origine d’un nouveau cycle mens(tr)uel de dévoration des images par d’autres images, et ouverture sur les possibles intentions du cinéaste.



Dentatis oculus



Plus tard dans le déroulé de la narration, au fond de la piscine asséchée d’un rêve californien ayant viré fissa au cauchemar - dialectique habituelle chez le réalisateur de Drive -, Jesse gît désormais telle une poupée désarticulée. Depuis son crâne fracturé, le sang s’écoule, se répandant lentement sur le sol en une sorte de libation. Le nouvel ange que tous destinaient aux plus hauts sommets a vu sa trajectoire brutalement réorientée, plus bas que terre (six pieds en dessous pour être précis). Et alors que l’on se prépare au banquet de la déesse sacrifiée, alléchée par la vue d’une arme de giallo et des lumières inspirées de Bava ou, encore une fois, d’Argento… cut : le réalisateur nous refuse la scène d’éviscération. En lieu et place, l’image de Jesse est avalée par une gargantuesque ellipse de laquelle en naissent bientôt d’autres : les images de celles qui, en hors-champ, l’ont dévorée toute crue et désormais se baignent et se lavent dans son sang.


Invoquant pour l’occasion le fétiche cinéphilique ultime, la cultissime scène de douche de Psychose (2), mais en la déplaçant et la relisant à l’aune du rite chrétien de l’eucharistie, Nicolas Winding Refn procède ainsi à une dilution de la fonction sujet au sens le plus vrai de l’expression. Et dans le même mouvement, il formule avec des moyens purement cinématographiques (un montage d’images) l’idée d’une réincarnation : chainon invisible d’un cycle de continuelle recréation frankensteinienne de la beauté à partir de la beauté, ad vitam, aeternam, ad nauseam. Mais la question demeure : pourquoi le réalisateur fait-il le choix délibéré de ne pas montrer le démembrement et l’ingestion de Jesse ? Voilà la grande énigme, à laquelle plusieurs réponses parallèles et ne s’excluant nullement les unes et les autres peuvent être avancées.


La première d’entre elles a trait au mystère, au sens religieux du terme : le mystère de l’Incarnation. Celui au nom duquel tant et tant de fanatiques ont tout au long de l’histoire fait couler le sang. Montrer l’intériorité de Jesse, cela reviendrait à violer son aura, à dévoiler l’envers du décor d’une chose que tout le reste du film, continuellement, cherche à élever au rang de mystère divin, sacré. Parce que personne ne saurait (plus) la voir. Quelque chose aussi devant laquelle le réalisateur se place en position de dévotion, et non de plasticien ou de scientifique découpant, analysant et expliquant tout armé de son scalpel. Cette chose, quelle est-elle ? C’est la beauté naturelle, bien sûr. Celle qui ne s’explique pas mais se constate (principe de la révélation). Celle qui, dans le milieu évoqué, paraît impensable - d’ailleurs, tout le monde s’en étonne et la soupçonne - et ne saurait qu’avoir une brève espérance vie. Ce qu’en fait, le film nous dit depuis sa première scène célébrant les noces d’Eros et Thanatos. Dès ce moment, où son image de jeune vierge se fait vampiriser par l’objectif d’un jeune photographe flashant sur elle, Jesse est condamnée. Aussi, à partir de là, ne cesse-t-elle de se faire dévorer… du regard.


Et c’est là une autre raison à sa disparition ultérieure : si Jesse est si facilement, abruptement et organiquement engloutie par le récit à l’issue du climax de son deuxième acte, c’est parce que, dans les faits, ce n’est qu’une actualisation par l’image (ou plutôt sa soustraction à celle-ci) de ce qui lui est déjà arrivé bien plus tôt, à l’écran et par l’écran, sous nos yeux et par nos yeux. D’une certaine façon, Nicolas Winding Refn a commis là le crime parfait, avec notre complicité. Tout au long du film, par la médiation de miroirs ou directement, Jesse est en effet la cible de regards « consommateurs » de son image. Et à ceux qui la « matent » depuis l’intérieur du film, répondent tous ceux qui la zyeutent depuis l’extérieur, dans la salle de projection (mais ici surtout de vampirisation). Pris dans un superbe écrin artificiel spécialement conçu par le réalisateur et sa directrice photo Natasha Braier - la bonne idée d’avoir fait appel à une femme pour filmer des femmes -, Jesse fait corps avec le film. Elle est le film et le film est Elle (Fanning). Et l’on en vient alors à penser à Vertigo


Ce qui débouche sur une autre possible explication au choix opéré par Nicolas Winding Refn de faire dans la rétention plutôt que dans la monstration. Et, ordre du transit oblige, c’est une histoire de digestion.



Plasticus excrementitiis



Le cinéma de Nicolas Winding Refn est un cinéma nourri des autres cinémas, et plus précisément de sa digestion, de sa vénération et de ses réflexions sur ceux-ci. Que faire après tel ou tel chef d’œuvre ? Comment passer derrière Hitchcock, Melville, Kubrick, Argento, Mann ou encore Lynch ? Existe-t-il des histoires qui n’aient pas déjà été racontées ? Et si non, y a-t-il moyen d’en raconter autrement ? Et l’imagerie dans tout cela : comment en créer une nouvelle lorsque l’on admire celle de ses maîtres au point de la mythifier, de la statufier et de l’adorer comme une icône ?


Autant de questions qui balisent certainement le cheminement créatif d’un auteur se décrivant lui-même comme « autocentré » (3) et dévorateur de ceux qui l’inspirent. De là provient sans doute son maniérisme : ce rapport au médium qui est à la fois une connaissance encyclopédique de ce qui a déjà été fait - cf. le portrait, à l’époque assez humble, que le réalisateur faisait de lui-même dans Bleeder - et une hyper-conscience presque « tourmentée » par le fait de savoir que ce qui précède est à ce point « brillant » que l’on ne saurait parvenir à s’en détacher, et à créer derrière. Ou alors en partant de ces restes tant admirés, en une forme de cinéma tenant autant du culte des reliques que de la nécro(ciné)phagie.


D’où, d’une part, la scène de nécrophilie, et, d’autre part, le tournant fétichiste pris par la filmographie de Nicolas Winding Refn grosso modo après la trilogie Pusher. Le réalisateur n’hésitant plus, à partir de Fear X et Bronson, à désigner ses dieux avec sa caméra. Mais alors encore sans véritablement se poser de questions sur cette façon faire (plus maniéré que réellement maniériste donc). Or, The Neon Demon apparaissant après plusieurs années passées à sans cesse repousser et mûrir l’idée de faire un film d’horreur, il est probablement aussi le résultat d’un travail de réflexion sur le genre bien plus poussé que ne l’étaient ses prédécesseurs (en dépit de leurs qualités variables). Et le fait est qu’en bon cinéphile compulsif, le Monsieur a vu Romero, a vu Deodato, a vu Fulci, et tutti quanti. De fait, les éviscérations, il connaît, et sait que l’on connaît de même. Nouvelle raison pour laquelle il préférerait ici ne pas produire l’image d’une ingestion mais, à l’inverse, l’ingestion d’une image (l’ellipse-engloutissement et le montage-dilution) suivie de sa digestion et sa réincarnation au sein de son propre processus filmique.


En d’autres termes, The Neon Demon, et cet effet de montage en particulier, mettrait en scène le mouvement même par lequel Nicolas Winding Refn fabrique ses propres images. Pour la première fois dans sa filmographie, ce dernier croiserait ainsi le sujet de l’un de ses films (comment une belle image, Sarah, renait de l’ingestion et de la digestion d’une autre, Jesse) avec une vraie réflexion sur ce qui définit son cinéma, ici mis en abyme. Idée qui ferait bien de The Neon Demon le moment le plus réflexif dans l’œuvre d’un cinéaste se caractérisant par une permanente réinvention de son art. Idée dont témoigne aussi, par ailleurs, la multiplication à l’écran de figures de façonneurs d’images (le personnage de Desmond Harrington, celui du styliste de mode), comme autant de potentiels autoportraits plus ou moins distanciés.


Mais les réflexions de Nicolas Winding Refn ne s’arrêtent pas là. Il semble en effet se faire le porteur d’un autre propos, plus profond, sur l’avenir du médium. Signant la victoire, même après l’avoir éventré et jeté un œil dans ses entrailles peu flatteuses, de l’esthétique publicitaire (cf. la scène finale dans le désert avec même la réapparition du logo NWR, en fait très ironique), le cinéaste se ferait aussi le témoin d’une impuissance parallèle à celle du masculin face à la toute-puissance de la beauté féminine. Cette impuissance - thème décidément récurrent chez l’auteur d’Only God Forgives -, ce serait là celle des cinéastes face à la vampirisation, au recyclage et, en bout de chaîne, à la stérilisation (le désert donc) de leur art par leurs plus monstrueux rejetons illégitimes : j’ai nommé la publicité et toutes les autres productions dits de "divertissement de masse" lorsqu'elles sont uniquement à vocation commerciale et jetables immédiatement après consommation.


Autrement dit : le cinéma comme bouffé par la plus grande entreprise de recyclage finissant toujours par tout transformer en plastique (même Malick !). Et ce sinistre devenir sous vide et sans âme de trouver sa meilleure illustration dans la scène où deux plastic girls posent au bord d’une piscine désormais remplie (lieu du crime, déjà dans Sunset Boulevard). Une scène chargée d’une ironie des plus engagées et, peut-être, conçue avec la mémoire d’une prophétie autrefois formulée au bord d’une autre piscine californienne dans un film marquant alors l’aube du Nouvel Hollywood. Ce film, c’était Le Lauréat de Mike Nichols. Et sa prophétie, accomplie depuis, disait ceci : « l’avenir, c’est le plastique ». Amen.


Quelqu’un y avait-il déjà pensé avant ? Pourtant c’est l’évidence même. Quelle meilleure figure du zombie cannibale que le mannequin trainant son corps anorexique à coups de déhanchés ? Et quelle meilleure démonstration de la schizophrénie de nos sociétés que ces esprits tortueux cherchant à tout prix à combler l’écart croissant entre cette chimère qu’est la chaire virtuelle et son médiocre envers. Car, en vérité, il n’y a pas plus affamé que ces êtres faméliques dont l’œil surexposé et carnassier a remplacé le ventre malade et creusé.


L’argument était donc des plus alléchants, mais encore fallait-il trouver un regard assez « cérébré » pour pleinement l’incarner à l’écran, et en déployer toutes les potentialités. Chose difficile, en effet, car il n’est guère tâche moins aisée que celle consistant à détourner une imagerie dont la spécificité est son permanent état de mutation, par engloutissement et régurgitation perpétuelle de tout ce qui passe à sa portée. Difficile, dans ces conditions, d’y trouver un point d’accroche. Et s’il eut fallu dégainer un seul nom à la hauteur de la tâche, comme ça, du tac au tac, seul celui Brian De Palma aurait sans doute été avancé. L’art de feindre d’épouser l’esthétique de l’ennemi tout en la vérolant secrètement de l’intérieur exigeant une science éminemment experte de l’image, à la seule portée quelques initiés, adeptes d’un cinéma dit « pur ».


Et à ce petit jeu-là, difficile de ne pas se compromettre. D’où l’ambigüité finale de ce Neon Demon, dont l’excellent titre dit déjà tout de la malignité avec laquelle il joue. Ajoutez à cela un mode de narration où le sens, crypté et multiple selon les interprétations, est à creuser dans des images-énigmes et leur enchaînement à la logique onirique et au sens réflexif, et l’on obtient un objet particulièrement délicat à appréhender. Une œuvre sur laquelle, en définitive, toute la lumière ne saurait être faite, et le doute planera toujours. Son auteur étant de ceux qui, à trop vouloir soigner leur mythe, parasitent la réception de leurs films.


Et cependant, une chose demeure : cette impression qu’en deux heures de temps, le mouvement universel commun à toutes les religions - et la cinéphilie comme le culte modernes des images « augmentés » en sont - aurait été résumé, depuis l’émerveillement et la dévotion face au mystère inexpliqué et inexplicable, à l’idolâtrie, la dégénérescence et la folie collectivement acceptée, et même célébrée comme seul et unique vérité.



  1. « Depuis que l’homme a défini ce qu’est la beauté, son emprise sur nos existences n’a cessé de s’affirmer. Les contes de fées ne parlent que de la beauté des femmes et de la force des hommes. Mais si l’emprise de la beauté ne cesse de s’accroître, sa longévité ne cesse de s’amenuiser, surtout avec la révolution digitale. Je vois comment mes enfants se construisent par rapport à une réalité numérique qui n’est pas la réalité absolue. Mais pour eux, ça l’est ! Je me suis donc demandé ce qui se passerait quand la force de cette obsession surpasserait la longévité de la beauté. », Mad Movies, n°276, mai 2016

  2. Psychose, auquel on pense aussi à travers le personnage de Keanu Reeves - toujours excellent en connard -, sorte de Norman Bates qui aurait troqué la schizophrénie contre la pédophilie

  3. Entretien avec Nicolas Winding Refn réalisé par Cyril Béghin et Nicholas Elliott le 22 mai à Cannes, Cahiers du Cinéma, n°723, juin 2016

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le 26 juin 2016

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