Marche funèbre
Ce n'est pas très conventionnel, mais commençons par une mise au point entre rédacteur et lecteurs : je fais partie des rares personnes qui n'ont pas aimé Birdman, le précédent travail d'Alejandro...
le 25 févr. 2016
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Qu'on les aime, qu'on les déteste ou qu'ils nous laissent indifférents (ce qui semble bien rare), il faut bien admettre que les films d'Alejandro González Iñárritu sont quelque chose de bien à lui : notre réaction dépend essentiellement de notre adhésion sinon à sa vision du monde, du moins à ses façons de la développer à l'écran. Simplement dit, le flamboyant Mexicain est l'un des rares cinéastes du Hollywood actuel capables de vendre un film grâce à son seul nom. À l'heure de la franchisation à tout va, ce n'est pas un mince exploit.
Son dernier film en date, The Revenant, aurait dû être la consécration de ce statut, et à bien des égards ce fut le cas : nouvel Oscar du Meilleur Réalisateur pour AGI, un an à peine après le triomphe de Birdman, du jamais-vu depuis Mankiewicz en 1951. Friand d'honneurs, Alejandro González Iñárritu est sur le toit du monde. Pourtant, il se fait voler la vedette par sa star et, quatre ans après sa sortie, force est de constater que personne ne se souvient de The Revenant comme de son magnum opus ; en fait, personne ne s'en souvient comme de son film. Là est tout mon problème avec The Revenant : malgré ses nombreuses qualités, qui devraient en faire un grand film et le meilleur d' Iñárritu, il est trop désincarné.
The Revenant, en soi, ne dit pas grand-chose : il s'agit de l'histoire, inspirée de faits réels mais édulcorés, du coureur des bois Hugh Glass, qui au début du XIXème siècle traversa, à pied et mutilé, plus de 300 kilomètres de forêts et montagnes enneigées pour se venger des assassins de son fils. Une histoire de vengeance doublée de survival, dans un cadre naturel aussi sauvage que sublime ? La maison de production devait se frotter les mains : pas la peine de beaucoup plus pour attirer les chaland et justifier le budget exorbitant d'un film tourné dans des conditions dantesques. On ajoutera le dernier vainqueur de l'Oscar et la plus grande star du moment, et le succès est assuré.
Sauf qu'Iñárritu, toujours agité par les mêmes marottes, ne peut se satisfaire d'un concept de base aussi simple : il va donc émailler la quête de Glass de passages spirito-mystico-symboliques et hallucinatoires tous plus fumeux les uns que les autres. Plutôt que de se focaliser sur l'aspect physique du tourment de son héros, le réalisateur mexicain se prend les pieds dans le tapis en multipliant allègrement les références bien lourdingues à Tarkovski (même Denis Villeneuve est tombé dans ce travers-là avec son Arrival), Malick et Coppola pour conférer un souffle philosophique à un récit d'essence assez basique. Mais pardonnez-moi d'être grossier : en guise de souffle, tout ce qu'Iñárritu parvient à faire, c'est péter plus haut que son cul.
De ce point de vue, le parallèle avec son cinquième long-métrage, Biutiful, est flagrant : tous deux s'ouvrent de manière quasi-identique, avec un père cherchant à rassurer son enfant. Dans Biutiful, la force de cet amour était montré par l'image, celle de leurs doigts se croisant avec tendresse. The Revenant, lui, passe par les mots, en langue pawnee, de Glass à son fils Hawk : "Tant que tu peux respirer, tu te bats. Respire, respire...". Le résultat est non seulement plus anodin, mais il annonce la couleur, ou plutôt la grisaille : aucune réelle alchimie, aucune chaleur entre le taiseux Glass et son fils constamment raillé et menacé en raison de ses origines : "Ils ne t'entendent pas ! Tout ce qu'ils voient, c'est la couleur de ta peau!". Tout cela est bel et bien, mais ça ne suffit pas à nous investir dans la relation entre deux personnages en manque singulier de substance.
Résultat ? En ce qui me concerne, le meurtre de Hawk, sous les yeux impuissants et exorbités de son père immobilisé, scène tragique entre toutes sur le papier, passe comme une lettre à la poste. Comme je l'ai dit, Iñárritu a beau compenser avec ses flashbacks et autres rêves, il n'arrive pas à susciter la moindre émotion tant l'ensemble paraît froid et dénué de réelle humanité, hors quelques jolis moments comme lorsque Glass et son sauveur pawnee s'amusent à avaler les flocons.
Comme si Iñárritu, trop occuper à filmer la Nature avec un grand N, avait oublié la nature avec un petit n, la nature humaine. Bien sûr, on est tenté de dire que c'est volontaire, que cette inhumanité des protagonistes est non seulement réaliste eu égard au contexte, mais qu'elle est même inévitable et essentielle à l'histoire, celles d'hommes contraints de retourner à l'état animal ("On est tous des sauvages", dit la pancarte laissé par les trappeurs français sur le cadavre d'un Amérindien) pour survivre dans un cadre hostile au possible. Iñárritu semble d'ailleurs glisser un vague message anticapitaliste, puisque c'est par pur mercantilisme que ces hommes blancs se retrouvent à guerroyer avec les Peaux-Rouges aussi loin de chez eux, et non par vocation "civilisatrice", bien que l'entreprise génocidaire de la jeune US Army soit évoquée.
Mais selon moi, rien de tout cela ne saurait constituer une excuse au manque d'empathie éprouvée envers eux ; cette fois, c'est le témoin Werner Herzog que j'appelle à la barre. Coutumier des films tournés dans des conditions extrêmes et traitant de celles-ci et de leur incidence sur ceux qui y évoluent, le réalisateur allemand excellait à montrer comment l'hostilité de la Nature exacerbait les penchants les plus sombres de notre personnalité, plutôt que de les nier ; comment la Nature nous rendait plus humain, mais dans le mauvais sens, plutôt que de nous renvoyer à notre animalité.
Dans ce marasme impersonnel, un individu surnage, dont les vertus herzoguiennes justifient mon titre : John Fitzgerald, interprété avec entrain par Tom Hardy. Scalpé par les Comanches lors d'une précédente expédition, Fitzgerald est un homme sans foi ni loi, si ce n'est celle du gain. "I don't have a life, all I have is a living" déclare-t-il en début de film, désabusé et davantage attristé par la perte de sa marchandise que par celle d'une trentaine de ses collègues. Non seulement ses dialogues truculents et le jeu expressif et dynamique de Hardy, un acteur jamais inintéressant, apportent une dose bienvenue de couleur à l'écran, mais le personnage est le seul à avoir de la matière : nihiliste et essentialiste, il nous fait comprendre ses motivations à l'issue d'un monologue particulièrement réussi ("Dieu est un écureuil, disait mon père. [...] J'ai trouvé Dieu, disait-il, et je l'ai mangé, ce f de p**") et d'un combat final aussi brutal que satisfaisant pour le spectateur et insatisfaisant pour son ennemi juré ("Tu as fait tout ce chemin pour ton venger ? J'espère que tu en as bien profité, parce que ça ne va pas te ramener ton fils...").
Ce n'est donc pas le moindre des paradoxes de The Revenant que son acteur secondaire vole la vedette à l'interprète principal, lequel a en quelques sortes arraché la couverture des mains du réalisateur. Car dans tout cela, je n'ai pas encore parlé de Leonardo DiCaprio, loin d'être la figure la plus populaire sur Sens Critique, et dont les grognements édentés et l'air possédé lui ont valu, après de nombreux essais infructueux, l'Oscar du Meilleur Acteur tant convoité. Bon je caricature un peu, Leo ne l'a pas volée sa statuette, même si son implication physique ne parvient pas à cacher toutes les limites susmentionnées de son personnage, de sorte qu'à peu près tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il l'a davantage reçue pour l'ensemble de sa carrière plutôt que pour ce film en particulier...
Sauf que finalement, sa performance est à l'image du film : hypnotique, mais creuse. On a mal pour lui lorsqu'il se fait déchiqueter par un ours et qu'il doit cautériser lui-même ses plaies, mais pas lorsque son fils se fait assassiner sous ses propres yeux, et encore moins lorsqu'est évoquée la mort de sa femme. The Revenant se termine sur son visage tandis qu'il voit le fantôme de la défunte s'éloigner de lui, comme s'il demandait au public si tout cela en valait la peine.
Bonne question. Si vous avez accepté de continuer à me lire jusqu'à maintenant, alors cela fait probablement longtemps que vous vous demandez pourquoi je lui ai attribué la note de 8, alors que je viens de lui tailler un long costard. Comme je l'ai dit, The Revenant a ce pouvoir sur moi, il m'attire et continue de m'attirer. J'ai dû le voir cinq ou six fois, alors même que ses défauts ont toujours été apparents. Est-ce la performance de Hardy ? La musique de Sakamoto ? La photographie de Lubezki ? Les trois ? Sans doute, mais pas seulement.
Avec tous ses défauts, The Revenant n'en est pas moins, incontestablement, le petit frère malade d'Aguirre, de Jeremiah Johnson et d'Apocalypse Now, le dernier rejeton d'un cinéma viscéral et attaché à la Nature, loin des studios et des écrans verts. Ce cinéma-là, il me manque, alors si pour le faire perdurer je dois faire l'impasse sur Leo di Caprio en train de faire un câlin à un arbre, qu'il en soit ainsi... aucun prophète n'est parfait.
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Créée
le 12 déc. 2019
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