Marche funèbre
Ce n'est pas très conventionnel, mais commençons par une mise au point entre rédacteur et lecteurs : je fais partie des rares personnes qui n'ont pas aimé Birdman, le précédent travail d'Alejandro...
le 25 févr. 2016
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Je suis sortie du cinéma dans un état de fébrilité extrême, après ce qui fut une plongée en apnée faramineuse. Du moment où les lumières s’éteignent à celui où le générique tombe sur l’écran, c’est d’un seul élan, d’un seul souffle qu’on nous entraîne à travers deux heures et demie d’une errance hautement immersive.
J’ai bien conscience combien, ici, la notion d’immersion est subjective. The Revenant est un tunnel, et si on n’en trouve pas dès le départ l’entrée, sans doute est-on voué à rester tout du long piégé à l’extérieur dans une passivité frustrante et rongée d’ennui, comme pour toute œuvre qui trouve sa grâce dans son atmosphère. Fort heureusement, j’y ai été précipitée dès les premières secondes, à travers une scène d’une intelligence technique incroyable. Le film n’était pas commencé depuis une minute que je cherchais déjà à toucher du doigt ce qui le rendait spécial : quelle meilleure promesse que celle-ci ?
Infiltration
Ce qui le rend si spécial, sans nul doute, c’est sa caméra maîtrisée à la perfection, qui se plaque au plus près des visages, qui laisse les voix et les sons de la nature émerger du hors-champ dans une confusion inquiétante. En un instant, j’avais l’impression de me retrouver dans un jeu vidéo : dans une campagne de Battlefield ou dans une de ces cinématiques devenues à la mode, où l’on garde le contrôle du personnage et de la caméra, mais néanmoins dans un champ très limité où l’on est voué à se heurter aux bords de l’écran, jusqu’à ce que l’image zoome sur la partie de la scène qui nous intéresse… Je prenais peu à peu conscience d’à quel point cette sensation familière était complexe à restituer avec de véritables acteurs, jusqu’à ce qu’enfin une réalisation tardive me fasse comprendre à quel niveau le défi se situait : ce que je venais de vivre, n’était-ce pas un plan-séquence ?
Je l’ai pensé en ce terme, vivre, car déjà l’expérience dépassait la simple réception et m’atteignait en profondeur. J’étais là, dans un élan terriblement jouissif. Je virevoltais dans la panique, mon œil attrapait ici ou là un drame qui se jouait à côté de moi, je haletais sous l’effet d’une décharge d’adrénaline qui me projetait dans des actions que je n’avais pas le temps de réfléchir. Dans le chaos de la bataille, seuls des coups d’œil nerveux me donnaient des indices sur mon environnement, sur ma situation que j’étais incapable de correctement analyser faute de vue d’ensemble. L’instinct seul pouvait me guider à travers une hostilité aveugle. L’instinct et les instructions contradictoires dont j’ignorais qui les proférait. Il ne faisait aucun doute que j’avais enclenché un événement scripté…
Maintenant, prenons note que j’ai abondamment critiqué Le Fils de Saul pour ce même motif de caméra vidéoludique (http://www.senscritique.com/film/Le_Fils_de_Saul/critique/72931329). L’effet, néanmoins, est tout à fait différent. Là où Le Fils de Saul s’obstine dans un point de vue à la troisième personne d’un ennui écrasant, qui m’évoque juste de longues phases de déplacement où l’on garde le doigt enfoncé sur la touche Z en attendant d’arriver à destination, The Revenant tutoie plutôt l’aspect cinématique du média, bouclant ainsi la boucle. Là où Le Fils de Saul impose des œillères qu’il ne relève à aucun instant, The Revenant sait laisser respirer sa caméra, nous projeter dans des plans larges empreints d’un mysticisme indissociable de la beauté des paysages. Là où Le Fils de Saul [attention, termes pragmatiques incoming] me donnait l’impression de spectate un let’s play d’un type faisant un speedrun, The Revenant me faisait l’effet d’un enchaînement de QTE et de scènes d’action parfaitement dosés dans un open world hypnotisant.
A ce stade, le film semblait bien parti pour un 8.
Immersion
Jamais auparavant je n’avais éprouvé avec autant de netteté l’importance d’une réalisation. Bien sûr, il y a nombre de réalisateurs que je trouve talentueux, de films que je juge bien réalisés, mais toujours ils ont un propos qui m’intéresse au moins vaguement. The Revenant, lui, n’a rien à raconter, si bien que je redoutais terriblement d’avoir à endurer deux heures et demie d’une platitude des plus totales, ou d’affronter un second 127 heures sans saveur. Que nenni ! Ce serait oublier que son enjeu est le plus primaire qui soit, celui qui préexiste à tous les autres : la survie. Et si la proximité de la caméra du visage des acteurs savait rendre vivace la confusion du danger imminent, elle ne démérite pas s’agissant de traduire l’oppression des éléments, qui est l’ennemi permanent, celui qui préexiste à tous les autres…
Cette réalisation prit encore plus de poids au moment où je m’apercevais des nombreuses similitudes que le film entretenait avec Vorace, d’Antonia Bird, que je n’avais pas vraiment été capable d’apprécier en dépit de mon amour sans bornes pour Robert Carlyle. Alors qu’entretenant un rythme plus soutenu et un sujet plus enthousiasmant, il m’avait semblé infiniment plus poussif, et au-delà d’une mise en scène que je trouvais globalement bâclée, ses moments de creux étaient particulièrement saillants. The Revenant, au contraire, me place face à une incohérence : si je mets bout à bout tout ce qui se produit dans le film, comment diable arrive-t-on à un total de deux heures et demie ? C’est qu’un temps conséquent a été consacré à l’errance, un temps que je n’ai pas ressenti tant j’étais prise aux tripes et constamment sollicitée par mes sens.
Le plus impressionnant, en effet, reste que la tension de The Revenant est maintenue tout au long du film, sans le moindre relâchement. A grands renforts de plans-séquences et de coupes en mouvement, Inárritu continue à nous tirer vers l’avant, et coûte que coûte l’œil doit continuer à encaisser. Les sons de la nature, rarement identifiés, ainsi que la progression à tâtons de Hugh Glass dont le champ de vision est toujours borné par la topographie, instaurent un sentiment de paranoïa permanent, une inquiétude dont on ne se défait à aucun instant. Des visions fantasmagoriques issues du sommeil de notre héros instaurent une pause dans la narration, mais leurs envolées mystiques saturent au contraire l’esprit, comme si ce repos ne faisait qu’accroître la densité de l’épreuve. Et si quelquefois j’ai été tentée de les trouver risibles, une part de moi refusait de céder à ce cynisme et me forçait à réintégrer le rêve, que je n’aurais voulu briser à aucun prix.
Le 9 s’imposait peu à peu à moi.
Inondation
C’est cela, je vivais un rêve, un rêve éveillé, dont la prégnance m’avait complètement confisquée à l’existence. J’aimerais faire l’éloge de sa beauté formelle, mais elle est infiniment moindre que celle de The Assassin, qui pourtant m’a précipitée aux confins de l’ennui. Non, bien que la beauté de certains plans m’ait acculée au bord des larmes, et m’y ait même fait basculer à un instant, la sensation qui naissait au creux de mon estomac avait quelque chose de la posture divine. Ce monde, que d’aucun serait tenté de qualifier d’hostile, je le recevais comme un don, il s’imposait à moi comme un constat ; dans toute sa magnificence je ne lui trouvais rien de choquant, brutal ou violent, je ne pouvais que l’accepter comme profondément naturel. Car la nature, sans se préoccuper de notions de bien ou de mal, n’a de vocation que la survie, et chaque être fait son nécessaire pour relever le défi de son existence. C’est un retour aux origines, où toute morale est superflue.
Le plus étrange, c’est qu’à aucun moment je n’ai ressenti d’empathie pour les personnages. A aucun moment non plus la vue des épreuves et blessures ne m’a crispée, car il m’aurait fallu pour cela projeter la douleur. Je ne me connectais absolument pas à cette œuvre à un niveau humain, c’était une sensation beaucoup plus viscérale, comme si l’on réveillait en moi quelque chose d’ancien, d’antérieur à toute vie. J’avais le sentiment de flotter à l’état de conscience pure, incapable de comprendre une réalité physique et émotionnelle qui ne correspondait pas à l’être que j’étais alors, mais dont la contemplation m’absorbait totalement. Pendant deux heures et demie, j’ai traversé une épiphanie.
Je ne pouvais en être tirée que par un plan final qui, s’il m’a paru d’une facilité irritante à première vue, semble prendre tout son sens avec un peu de recul. C’est qu’il était le seul moyen de briser le sortilège, et de me ramener au monde auquel j’appartiens. Pour autant, ce ne fut pas une transition aisée. Une heure après mon visionnage, essayant tant bien que mal de cristalliser mes impressions dans une critique, j’écrivais :
« Je suis sortie du cinéma dans un état de fébrilité extrême. Mon champ de vision était rétréci, comme par le champ de la caméra. Sur le quai du RER, deux larmes m’ont échappées. Une heure après je peine encore à retrouver mes moyens. Le temps paraît infiniment plus long qu’habituellement, comme je ne peux plus occuper mon esprit à rien. Je tends ma volonté vers un seul motif : « arriver à dire ». La tentation de se réfugier derrière des mots génériques – claque, bouleversement, PLS – ne m’hante même pas, car il me faut poser des mots sur ce que je viens de voir. Et avant ça, exorciser mon état, ce que je fais à présent. Sans me vider au préalable de ma charge émotionnelle, je n’arriverai à rien. L’écriture a toujours été un moyen de rationnaliser et sortir les émotions pour moi. Cette fois encore, elle dissipe la brume qui égare mon esprit. Je suis prête à entamer. »
Dans ces limbes où j’ai poursuivi mon errance, le 10 se confirmait.
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Créée
le 27 févr. 2016
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