Moi, j'aime, ça ressemble à un jeu indé nouvelle génération, les boursouflures égocentriques en moins. On aura vite fait de classer ce film comme le nouveau Spring Breakers dans le bush, il n'en est rien. Ambiance lourde et écrasante comme le démon de midi, au beau milieu de nulle part, alias la route la plus longue du monde. Avec Animal Kingdom, Michôd dépeignait une Melbourne cradingue, poisseuse et étrangement magnétique, avec The Rover le cinéaste se tourne cette fois-ci vers la grande étendue de Rien occupant près de 80% du territoire australien, le plutôt mal nommé Outback. Une fois encore l'ensemble paraît vide, étouffant, bref pas accueillant pour deux sous, et pourtant terriblement attirant. Ce n'est pas Mad Max pour autant, car malgré les grandes plaines désertiques cette apocalypse-là a un goût de sobriété, tout au plus saura-t-on que l'action se déroule 10 ans après la Chute (que l'on devine rapidement être celle du système économique), mais l'intérêt, comme la vérité, est ailleurs.
Guy Pearce est donc un enfourneur de mamans à l'œil méchant et la langue taciturne, visiblement marqué par la Vie. Suite à ce qui semble être un braquage un peu trop vite expédié, une bande de petites frappes croise le chemin de sa Holden Astra flambant neuve, et décide de lui piquer. Pas super jouasse à l'idée de se laisser gauler le dernier modèle d'un constructeur australien sur le déclin (parce que c'est une bagnole collector, 'voyez), il décide donc de les poursuivre à l'aide du véhicule qu'ils ont laissée derrière (un super SUV, Holden lui aussi, mais moins collector parce que des lois australiennes ont imposé la disparition de son logo). Le film démarre là-dessus, aussi bien littéralement que métaphoriquement. Éventuellement, Guy Pearce croisera la route de Robert Pattinson, frère cadet d'un des braqueurs et laissé pour mort le long de la route et il en fera l'Ellie de son Joel, chacun décidé à retrouver les petites frappes pour une raison bien personnelle.
Le résultat final ressemble davantage à un road movie à l'ancienne qu'à un Mate, Where's my Car? apocalyptique, sauf que les deux chasseurs auront le bon goût de ne pas devenir meilleurs amis pour toujours, comme c'est trop souvent le cas dans ce genre de production cinématographique. Spoiler alert : les deux larrons finiront tout de même par retrouver leurs proies, et l'affaire se conclura sur un règlement de compte à Holden Paso des plus satisfaisants. Si je prends la peine d'en parler ici, c'est parce que j'estime ce point scénaristique presque secondaire par rapport au reste de l'intrigue.
L'intrigue, parlons-en justement. Au-delà de ce que j'ai mentionné plus haut, celle-ci se base majoritairement sur du vide. Mais c'est ce vide qui est diablement intéressant, l'absence de réponse amenant ici à se poser beaucoup de questions, paradoxalement. On aura vite fait de questionner les motivations de Guy Pearce, à vouloir absolument récupérer sa voiture alors qu'il a l'occasion d'en récupérer deux ou trois différentes tout le long du film, mais il apparaît très rapidement que cette voiture n'est qu'un MacGuffin comme le 7ème Art en a produit des dizaines auparavant. Une bagnole, au cinéma, c'est souvent comme un paquet de Kleenex, il suffit d'éternuer pour en trouver une dizaine, portes déverrouillées et clés sur le contact, prêtes à être pliées contre un arbre. Ici, ce véhicule n'est pas important pour de simples considérations de réalisme, mais parce qu'il fait office de compas moral autour duquel gravitent des personnages fonctionnels pas si éloignés de ce que la Quête du Graal a établi en son lointain temps (ou Baldur's Gate, si vous êtes du genre à vivre avec votre temps). L'occasion de constater que le personnage campé par Guy Pearce, Eric, n'est ni un enfant de cœur, ni un salaud absolu, juste un gars fidèle à ses principes, dans un Monde qui les a perdus. Sa rencontre avec Rey sera l'occasion de se remémorer l'existence d'une candeur passée, peut-être même l'unique raison grâce à laquelle les deux partageront cette intimité sur la route.
L'ensemble tient grâce à des interprétations solides, pour les deux personnages principaux bien évidemment, plus besoin de le rappeler, mais les rôles plus secondaires bénéficient eux aussi d'un soin tout particulier. Une prestation d'autant plus respectable que la quantité de dialogues au cours du long-métrage est réduite à peau de chagrin. Comme il s'avère que l'on parle peu, et qu'il ne se passe (en apparence du moins) pas grand-chose, le spectateur se retrouve alors à tenter de se raccrocher aux plus infimes bribes de contexte pour tenter de donner du sens à un film qui n'a jamais eu la prétention d'en avoir. C'est presque un immense doigt d'honneur à la fainéantise du spectateur moderne quand on y pense. Qui ? Quoi ? Où ? Pourquoi ? Comment ? Il s'agirait bien d'un miracle si le film apportait des réponses explicites à ces questions ; et pourtant, elles sont là, bien camouflées certes, mais en grattant un peu il est possible de donner du sens à cette fresque qui n'a de post-apocalyptique que le nom. Rechercher du sens à un Monde qui n'en a plus, voilà l'erreur la plus commune que l'on pourrait commettre en regardant ce film. C'est ici que la filiation avec le précédent long-métrage de Michôd, Animal Kingdom, est la plus évidente. Ce dernier dépeignait une société moderne viciée, dénuée de conscience au profit d'un instinct animal retrouvé, The Rover pourrait presque quant à lui être sa suite directe quelques années plus tard, avec pour fameuse Chute l'effondrement de la société telle que nous la connaissions.
Au niveau de cet univers sauvage, le duo pas si improbable formé par Eric et Reynolds sera l'occasion de retrouver une humanité perdue. Eric a eu l'occasion d'être le témoin de la Chute, Rey était sans doute trop jeune pour y comprendre quoi que ce soit, le premier a pu constater l'amoralité grandissante de la société et se bat pour conserver des semblants de principes, désormais désuets, le second a gardé une certaine candeur enfantine de sorte que son éducation n'est ni faite, ni à faire, il reste coincé dans un état asocial qui paradoxalement s'avère salvateur dans un tel univers. Les deux sont complémentaires, et évoluent différemment au cours du métrage : tandis que cette nostalgie d'un monde passé transforme Eric en sociopathe aux tendances meurtrières, Rey se trouve une moralité et apprend à différencier le bien du mal (la séquence de l'hôtel, de la discussion entre les deux protagonistes à l'épilogue dans la chambre, est à ce titre particulièrement brillante). On peut d'ailleurs ici faire le parallèle entre le personnage de Rey et celui de Joshua dans Animal Kingdom, soulignant une thématique forte chez le cinéaste, celle de l'éducation morale : Rey ne peut métaphoriquement et peut-être même littéralement pas fonctionner en autonomie, il a besoin d'un guide pour lui indiquer que faire, en l'absence de son frère son "éducation" est assurée par Eric. Quant à Eric, il détient une clé de compréhension primordiale pour le film ; oubliez ses motivations, oubliez l'affreuse accroche pondue par le service marketing, l'unique question à se poser à son sujet est : jusqu'où peut-on aller par principe ? Très loin manifestement, et l'épilogue se chargera de boucler son histoire de manière très surprenante mais plus que satisfaisante à mon goût.
Beaucoup d'éléments plomberont l'accueil réservé par le public à The Rover. Il faut avouer que même s'il ne s'agit pas du film le plus bizarre de ces dernières années, il reste un long-métrage en décalage manifeste avec la production cinématographique actuelle, et l'on sera bien tenté d'y coller un milliard d'étiquettes histoire de mettre un nom plus rassurant sur cet inconnu. Alors on pensera à The Road ou Mud, voire même Mad Max du côté de l'imagerie, mais rien de ces titres, aussi bons soient-ils, ne sauraient rendre justice au long-métrage. The Rover est un film sans compromis qui se doit d'être pris tel qu'il est, ce qui forcément occasionnera pas mal de fiction envers une certaine frange du public, mais ainsi soit-il. Je préfère très largement qu'un réalisateur m'expose sa vision spécifique et absolue, quand bien même je ne la partagerais pas (heureusement ce n'est pas le cas ici), que quelqu'un qui tentera de plaire au plus grand nombre pour accoucher d'un film fade.
Puisque coller des étiquettes simplifie toujours les choses ceci dit, je me contenterai de trois. Western, parce que le rythme du film rappelle irrémédiablement celui de ce genre cinématographique si particulier. Avec The Rover, Michôd trouve l'équilibre optimal entre mouvement et contemplation, ce mélange réussi entre scènes d'action fortes (mais pas fortes en action) et passages plus contemplatifs mais néanmoins riches en exposition (ou en pure beauté visuelle, parce qu'il n'est pas non plus interdit de parler pour ne rien dire quand on est au beau milieu de l'Australie). Road movie, par cette fuite en avant perpétuelle imposée par l'intrigue, permettant à notre duo tantôt chasseur, tantôt chassé, de se rapprocher.
Aride enfin, car plus qu'apocalyptique c'est une certaine image de l'Australie, plutôt méconnue, que nous présente le réalisateur. Pour avoir pu traîner mes guêtres près des lieux de tournage d'Animal Kingdom, puis de celui-ci, je peux vous confirmer que David Michôd accorde un point d'honneur tout particulier au réalisme de ses représentations. Même si cet univers tombe parfois dans l'absurde façon Beckett (le cirque chinois), il y a toujours un naturel et cette sobriété de la mise en scène qui apportent une forte authenticité à chaque séquence (authenticité forcément terrifiante puisqu'elle est utilisée pour nous envoyer tout nos travers à la figure). La photographie est sublime, au même titre que les compositions sonores (qui restent discrètes), mais paradoxalement ce que l'on y voit ou entend n'est pas spécialement beau. L'atout du cinéaste est de savoir rendre cette horreur "normale", elle appartient au quotidien des personnages, on aimerait s'en éloigner mais par un effet pervers la fascination opère et il est impossible de détourner les yeux. Bien que les univers et les thématiques en soient très éloignés, je trouve la démarche de Michôd très proche de celle des réalisateurs néoréalistes comme Visconti. L'Outback retenu comme toile de fond du film, en plus d'être visuellement intéressant, n'a pas vraiment changé depuis les 20 dernières années, et ne risque sans doute pas d'évoluer beaucoup plus dans les années à venir ; une immensité désertique figée dans le temps et parfaite dans le cadre d'un film d'anticipation, George Miller l'avait déjà prédit.
Au passage c'est une Australie très particulière à laquelle s'attache le cinéaste, très éloignée des clichés habituels à base de kangourous, de koalas et de plages à surfeurs (qui existent mais qui sont loin d'être aussi prédominants que l'on pourrait le penser), si un jour vous avez l'occasion de visiter ce beau pays je ne saurais que trop vous conseiller de partir sur ses traces, entre quartiers cradingues de Melbourne, routes désertiques, villages au milieu de nulle part, mines de charbon, complexes industriels désertés, il y a comme un fascination malsaine à voir ce que la main humaine a pu engendrer de pire sur ces terres (je vous rassure, la Nature y est encore prédominante est magnifique sur la plus grande partie du territoire). Voilà, cela vous fait au moins trois bonnes raisons d'aller voir le film, et une autre d'organiser votre prochain grand voyage.