The Internet. Serious business.
On pouvait légitimement émettre quelques réserves lorsque l'on découvrait le dernier projet de David Fincher, nonobstant un possible a priori positif sur le réalisateur. On pouvait certainement le taxer d'opportuniste étant donné le caractère terriblement racoleur du sujet. C'était sans compter sur la capacité du réalisateur de Fight Club à transcender un sujet si peu engageant et sur la virtuosité du show-runner de The West Wing, Aaron Sorkin.
The Social Network n'est pas un film sur Facebook. Enfin, pas tout à fait. Plus allégorie tragique de notre société que banale biopic, plus legal drama sinistre que college movie, le film n'a pas l'intention de retranscrire fidèlement la création d'un réseau social à l'intérêt légèrement équivoque. Le personnage de Mark Zuckerberg, campé par l'impeccable Jesse Eisenberg (Zombieland), sert plutôt de prétexte pour se pencher sur l'ère post-dot-com et le rêve américain, l'Ivy League et ses codes élitistes, l'amitié et l'argent, le pouvoir et la solitude...
"You wanna buy a Tower Records, Eduardo ?"
Le huitième long-métrage de Fincher dépeint avec sobriété une galerie de personnages un peu mornes, un peu désespérants. Une jeunesse déconnectée de la réalité de par leurs ambitions ou leur position sociale. Ou plutôt leur exclusion. Mark Zuckerberg, schizoïde en puissance, rêve d'acceptation dans un final club, Eduardo Savarin ne veut pas rater le train en marche, Cameron Winklevoss vit au pays des Bisounours "because we're gentlemen of Harvard", Sean Parker en veut à la Terre entière d'avoir été snobé à l'époque de Napster. Le choix de Justin Timberlake pour incarner le co-auteur de Napster est d'ailleurs particulièrement savoureux. Le pur produit über-mainstream d'une industrie musicale agonisante suggérant non sans désinvolture comment son personnage bouleversa les mœurs et brisa les maisons de disques est d'une rare ironie. De la même façon que Larry Summers, alors président d'Harvard, ne conçoit pas la valeur des enjeux entre Zuckerberg et les Winklevoss, le pouvoir de l'Ancien monde repose sur des modèles attentistes rendus obsolètes par quelques geeks légèrement autistes sur les bords.
"I was the U.S. Treasury Secretary. I'm in some position to make that call."
La révolution n'est pas sociale. Elle est plus globale, plus politique. La véritable révolution, amorcée par les fondateurs de Google, est la passation de pouvoirs extrêmement fulgurante entre le monde des adultes, l'amorphe ordre en place et ces jeunes CEO d'entreprises IT affichant des rythmes de croissance jusqu'alors fantasmés. Ce sont les prochains Keith Rupert Murdoch. Ce sont les prochains Charles Foster Kane. En pire. Le colossal terrain de jeu de cette génération de l'instantané n'a de frontière ni spatiale, ni temporelle, ni juridique. Ni même l'inaptitude sociale est un frein et ils le font savoir, exhibant ostensiblement "I'm the CEO, bitch" sur leurs cartes de visite.
Pourtant, loin de Fincher et Sorkin l'idée de légitimer ou critiquer qui ou quoi que ce soit. Jamais le film ne prend parti, ni pour les concepts, ni pour aucun des protagonistes. Il laisse libre cours au spectateur de faire sa propre interprétation voire, dans le pire des cas, de s'identifier à cette jeunesse surinformée, surnotifiée, pourtant en mal de reconnaissance, frustrée, prisonnière d'un mur de pixels semblable à celui comptabilisant froidement les "amis" de Zuckerberg.
"Refresh !"
Par dessus tout, la maitrise absolue de The Social Network frappe dès la première vision. Fincher est loin, très loin du maniérisme boursouflé auquel il nous avait accoutumé. Tout ici respire la précellence. Réalisation millimétrée, photo glaciale, montage complexe, rythme effréné, acteurs irréprochables, dialogues de Sorkin absolument remarquables, en particulier les premières minutes qui donnent instantanément le ton du film. Les répliques et les reparties fusent dans le plus pur style The West Wing pendant deux heures. Passionner en filmant un nerd derrière son écran et des auditions dans des cabinets de conciliation tient indéniablement du miracle. Quant au sublime – et sombre – score de Trent Reznor et Atticus Ross, il sied parfaitement aux images. Jamais Reznor ne m'avait enthousiasmé par le passé mais l'ancien fondateur de Nine Inch Nails mérite ici amplement son Academy Award.
Quoi qu'il en soit, David Fincher signe avec The Social Network son œuvre la plus mature et probablement son putain de grand film.
Néanmoins, eu égard à son adaptation en cours du bestseller de Stieg Larsson, Fincher est, à l'instar de Zuckerberg, définitivement un opportuniste...