Spy gone North est un film d’un genre aujourd’hui devenu rétro : le film d’espionnage bavard, non-pyrotechnique, slow-paced, feutré, atone, réaliste. Rien à voir avec Jason Bourne et James Bond. Tout à voir avec Tony Scott et Sidney Pollack. Des enjeux extraordinaires se dénouent dans un cadre ordinaire. Les bâtiments sont gris et le papier peint est moche. Les hommes flottent dans des uniformes ridicules ou des costumes de mauvais goût, tous mal coupés. Ils échangent des banalités en buvant du whisky. Beaucoup. Des litres ! Le métrage est entouré d'une vapeur tourbée : en fût, en flasque, en contrebande, en bouteille, avec ou sans serpent : Spy gone North est un film qui parle beaucoup et qui donne très soif.
En sortie de visionnage je recommande de vous servir un Kavalan, il paraît que "c'est le meilleur whisky du monde.. et il est taïwanais". Tant mieux, ce sera l'occasion de rendre hommage au pays qui a principalement accueilli le tournage du film : à lire certaines critiques, ça a donné des plans de Pyongyang à couper le souffle et a contrario des scènes de rues de Pékin ridiculement contrefaites. Moi, j'ai pas les bails, j'ai volontiers cru à Pékin et à Pyongyang.
Mais Spy gone North n'est pas qu'un beau film d'espionnage, c'est aussi un grand film politique.
Ce que suggère son titre original "Machination" (공작/Gongjak) qui peut être employé pour signifier aussi bien "opération clandestine" que "manœuvres politiques".
Bien déguisé dans un trench-coat, le film nous raconte les coulisses de l'étonnante détente survenue à la fin des années 90 entre les deux Corées. On y découvre que l’arrivée de la gauche au pouvoir et sa politique du rayon de soleil fut une effroyable course d’obstacle contre la droite au pouvoir. Le décompte des secondes avant le vote présidentiel fait directement écho à celui de The King de Han Jae-rim, sorti l’année précédente.
Dans son principal plot-twist le film dénonce l’alliance contre-nature entre la dystopie stalinienne du Nord et la droite anti-communiste du Sud prête à tout pour faire barrage à l’élection d'un candidat de gauche, quitte à le caricaturer en menace rouge par une grossière « reductio ab stalinum ». A l’inverse l’espion apparaît comme le seul agent du sud favorable au réchauffement. L'occasion aussi d'exprimer son soutien à Park Chae-so (le réel agent dont la vie à librement inspiré le métrage) qui semble avoir été abusivement arrêté en 2010, quand les conservateurs sont revenus aux affaires.
Spy gone North m’a également rappelé le JSA de Park Chan-wook : pour le thème martial et fraternel que les deux films partagent, mais aussi pour les mouvements de caméra « impossibles » : Impossible pour un citoyen ordinaire du Sud de traverser le Pont du Non-Retour, impossible de survoler le Mont Paekdu, pourtant berceau de sa civilisation. La caméra s’autorise ce que l’individu ne peut pas, réaffirmant la théorie que le cinéma peut tout. Comme jeter un œil dans un pays où le regard est interdit par exemple. Ou bien réunir symboliquement deux nations fâchées depuis 3 générations.
Ce qui fait de Spy gone North un film engagé.
Mais Spy gone North n'est pas qu'un protest-movie venu du camp du progrès.
Bien dissimulé sous des couches de vêtements successifs (film d’espionnage à la papa, bio-pic alternatif, protest-movie d’une gauche toujours un peu douteuse dans un pays génétiquement anti-communistes) le métrage cache astucieusement sa vraie nature : c'est un habile "guy cry".
Et pour cause, c'est le genre de prédilection de son réalisateur Yoon Jong-bin (The Unforgiven, Beastie Boys, Nameless Gangster). Des casernes, des prisons, des bars à gigolos, le milieu... Yoon Jong-bin est LE réalisateur de l'identité masculine. Si vous ne me croyez pas, vérifiez sa filmo par vous même, rien que le titre de son tout premier court sonne comme une private-joke : Identification of a man).
Spy gone North propose rien moins qu'une improbable bromance contrariée entre un homme d’affaire louche du sud et un haut-gradé corrompu du nord. Vous auriez pensé à deux oiseaux pareils pour émouvoir un public de mâles vous ? Yoon Jong-bin est un acrobate virtuose : cela fonctionne terriblement bien, pourvu que l’on ait encore un tant soit peu d’émotion de réserve pour le côté de l’amitié entre potes. Insidieusement, le récit d'espionnage évolue pour ne plus se concentrer que sur la relation ambigüe de ses deux rôles principaux (formidable appariement : Hwang jung-min, de retour avec son accent busanais de New World, et de Lee Sung-min, dont la popularité a explosée depuis Misaeng), toute cousue de non-dit fraternel et progressant très prudemment dans un pays-caserne où un seul mot maladroit peut vous faire tuer et où mêmes les citoyens libres ont l’air d’être en prison (le cadre idéal du tear-jerker pour mecs : les évadés, la ligne verte...).
Spy gone North est un film exténuant. Il est épuisant à regarder, épuisant d'en parler. En temps de guerre, la « fraternisation » c’est un délit, passible de la cour martiale (ou du débarquement immédiat sur la DMZ d’une inspectrice suisse un peu trop têtue). A l’inverse, dans Spy gone North les témoignages de sympathie clandestine que s’adressent les deux héros, ont des airs de réunions des familles séparées, à la station du mont kumgang : des retrouvailles chaque fois émouvantes, toujours suivies par des adieux éprouvants.