N.B : J’ai rédigé cette critique avec ma casquette d’historienne d’art, spécialité art contemporain, enfoncée jusqu’aux oreilles. Visiblement, j’ai moi aussi besoin de légitimer mes propos…



Je me souviens d’un cours de « pratique de l’exposition » au cours duquel le prof, conservateur de musée, nous avait dit qu’un musée se gérait désormais comme une entreprise. Christian, figure principale de The Square et lui aussi conservateur de musée, semble penser exactement la même chose (et porte le même genre de vêtements et de lunettes, c’était assez troublant). Ruben Östlund aborde ainsi des sujets actuels et peu évoqués tels que la marchandisation de l’art, l'évacuation de l’émotion au profit du « management », la recherche constante du profit en oubliant d’accorder de l’attention à ce que l’on voit autour de soi, avec les différents niveaux d’implication que ces attitudes supposent.


C’est pourquoi, je n’y ai personnellement pas perçu une critique de l’art contemporain en tant que telle, mais plutôt une critique du monde contemporain dans son ensemble.
En effet, la distinction entre l’art et « les mondes de l’art » mérite plus que jamais d’être mise en évidence. S’il est vrai que certaines scènes (telles que celle du gorille, de la conversation sur fond de son de chaises qui tombent, ou encore celle des tas de graviers) prêtent à sourire, c’est essentiellement en raison des personnages autour, pas des œuvres en elles-mêmes. Il s’agit bien davantage de démontrer l’incohérence des personnages qui gravitent autour de l’art et qui n’accordent aucune importance à la valeur artistique des objets, que de moquer l’art contemporain (que ce soit en tant qu’objet ou en tant que démarche). On peut même déceler une volonté de montrer leur méconnaissance de l’histoire de l’art, de son évolution. Ainsi, il sera encore et encore question de la place de l’art dans le musée, de la légitimation de celui-ci par celui-là, de la création d’œuvres à partir d’éléments « non-nobles » … Alors que tous ces questionnements sont « sooo 60-70’s » (1).


Le film démontre ainsi la non-évolution absurde du monde artistique, qui se parodie lui-même, incapable de regarder plus loin que ce que lui est présenté, incapable de repenser et de dépasser ses propres codes, n’accordant lui-même pas de crédit à ce qu’il présente, faisant ainsi preuve d’un irrespect total envers ses artistes et ses publics (je pense notamment à la scène où Christian propose de « réparer » une œuvre lui-même).


De plus, si les rôles que l’on a attribué à l’art et à sa monstration ont été de fédérer, de rassembler, de provoquer, de condamner, de transgresser, de dénoncer, de libérer… en vue d’un monde que l’on espère meilleur, c’est ici tout l’inverse qui est donné à voir. Le musée est créé uniquement pour être vu par un certain public, imbu, sûr de lui, et non pour ouvrir le monde à la culture ou inversement, ni pour critiquer le monde dans lequel il prend place.


Et c’est probablement cette « séparation » entre deux « mondes », qui cohabitent sans se croiser, en s’ignorant, qui est le véritable sujet du film. Car si le film démontre, comme dit plus haut, l’hypocrisie du monde artistique, il démontre également celle du monde en général ainsi que son individualisme. On parle souvent de l’ego surdimensionné des artistes, mais il en va de même pour la société bourgeoise présentée dans ce film, incapable de s’apercevoir de la présence de son prochain, quel qu’il soit (allant des sans-abris ignorés au cuisinier que personne n’écoute…). Incapable de l’aider, ou de l’écouter, incapable de penser à autre chose que soi.


« The Square », l’œuvre plastique, c’est un simple carré, au sein duquel les gens ont pour mission de s’entraider…, de faire preuve d’humanité, finalement. La présence même de ce dispositif créé dans l’espace muséal démontre l’absence de ces relations humaines, de ces actions, aussi simples soient-elles, dans le monde réel. Le faste du repas contraste avec la misère de la ville, qui semble pourtant invisible et silencieuse aux yeux et oreilles des convives.


« The Square », le film, c’est un portrait glacial et cynique d’une société qui, à l’instar des institutions artistiques, ne fait preuve que d’individualisme, s’empêche de créer des ponts, de s’intéresser à ce qu’elle ne connaît pas, tout en se pensant au contraire ouverte d’esprit, avant-gardiste, respectueuse et altruiste (Christian commande « bien gentiment » une ciabatta au poulet pour une personne dans le besoin). Les deux se complaisent dans un univers créé de toutes pièces et qui s’éloigne de plus en plus de la réalité, voire de ses buts premiers.


Ces thématiques et problématiques sont condensées directement ou allégorillequement (pardon) dans la fameuse scène de l’homme-gorille, dont la performance participative amuse et intrigue, gêne progressivement, finit par effrayer, et dont les personnages veulent se débarrasser au plus vite. Cette scène concrétise le paradoxe selon lequel : « L’art, les performances et par extrapolation ce que l’on ne comprend pas, ce qui ne nous est pas proche, on l’aime bien, mais pas trop longtemps et un peu plus loin s’il-vous-plait. Le dépassement, c’est bien, mais faut pas exagérer quand même. » et que « ouf, c’est pas tombé sur moi. Je pourrais aider, mais autant détourner le regard, c’est plus facile. ». Autrement dit, quand les choses deviennent réelles, on préférerait s’enfuir plutôt que d’y être confrontés.


The Square donne un aperçu critique et d’une société qui ne veut pas choisir, qui ne veut pas se (re)connaître, qui ne veut pas affirmer ses décisions ou ses pensées, qui ne veut pas se dépasser, qui reste sur ses acquis. Le film ne s’octroie toutefois pas le droit d’opérer un réel jugement accusateur, qui aurait été quelque peu illogique (et un peu manichéen ?) : après tout, Ruben Östlund est un artiste-créateur du milieu du cinéma et nous ne sommes que de spectateurs, pas forcément « bourgeois » mais probablement privilégiés.


Pour toutes ces raisons, la Palme d’Or cannoise me semble justifiée, mais est également un paradoxe un peu ironique (tout comme cette critique, sans doute et bien involontairement).


(1) : Loin de moi l’idée qu’une question, si elle a été posée par le passé, ne mérite plus d’être débattue, mais elle semble ici tellement centrale qu’elle donne l’impression que la réflexion artistique fait du surplace depuis 40 ans (ce qui n’est pas faux. On m’a bien souvent répété que l’on ne pouvait pas étudier des mouvements ou des artistes très récents (« actuels » >< « contemporains ») car on ne dispose pas du recul nécessaire pour appréhender leurs démarches…). Östlund dit lui-même : « Le monde de l’art se pose-t-il encore des questions ? Ne se comporte-t-il plus que de manière routinière ? ».


(P.S précision : Je m’aperçois que mon interprétation, ma réception du film s’éloignent souvent fort de celles de pas mal de critiques que j’ai pu lire. Et je trouve que le fait même que le film donne naissance à de multiples interprétations et analyses me fait penser qu’il est encore plus réussi.)

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le 23 nov. 2017

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Anyore

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