Du simple au complexe.
Du sensitif au cérébral.
Parce que d’entrée, ce qui nous emporte, nous bouscule, dans « The Strangers », ce sont les stimuli visuels et sonores.
Ce n’est pas par hasard si le film nous renvoie à la part la plus archaïque de nous-mêmes. Comme peut l’illustrer, à son point culminant, LA scène hallucinante et hallucinée d’un exorcisme chamanique.
« The Strangers » se révèle comme une hypnose régressive, qui nous renverrait à nos peurs et questionnements primitifs.
A l’aube des temps.
Hors du temps.
Les images
« Le rouge et le noir »
Du rouge, comme s’il en pleuvait. Des trombes d’hémoglobine.
Du noir, il en pleut ! Au propre comme au figuré.
Partout la pluie.
Une pluie sombre et diluvienne, déversée par « un ciel bas et lourd, qui pèse comme un couvercle », accentuant ainsi le huis clos.
Evocation du Déluge? (Na Hong Jin est chrétien, en grande partie)
C’est la fin du monde, la fin d’un monde.
Le châtiment divin qui s’abat sur un petit village sud coréen.
Car qui peut se prétendre innocent?
Le rouge de la guerre entre le Bien et le Mal.
Le noir de la religion, entre christianisme et chamanisme.
Mais le rouge et le noir, ce sont aussi les comme le disait Stendhal, les couleurs de la roulette.
Sur qui miser?
Qui est coupable? Qui est innocent?
La musique
« Le bruit et la fureur »
Seulement pour la séquence de l’exorcisme, mais point commun aux diverses mélodies imprégnant le film, un rythme lancinant, plus ou moins présent, qui maintient une tension constante et par là une forme de violence.
L’histoire
« La malédiction »
Une série de crimes, particulièrement sanglants, perpétrés par des proches mêmes, des familles décimées. Des criminels hagards, hébétés, à moins qu’ils ne soient habités, zombies vidés de leur propre substance et de leur sens, dévastés par un mystérieux mal, intérieur et extérieur, qui ronge leur âme et leur peau.
Toujours pour Na Hong Jin, ce dualisme, ce combat du Bien contre le Mal (et réciproquement), jusqu’à la mort. Mais alors que ses deux précédents films pourraient se faufiler dans la catégorie thrillers, « The Strangers » n’entre décidément pas dans la case. C’est la pièce « intruse « du puzzle, qui ne trouve nulle part sa place.
Car l’enquête, si elle démarre assez classiquement, dérape vite dans une série de têtes à queues. C’est une succession kaléidoscopique de rebondissements, de fausses pistes, de volte faces.
Les hypothèses se bousculent et se contredisent.
C’est le chaos.
Car l’enquête, si elle démarre assez rationnellement, poursuit sa course folle dans l’irrationnel, où la lutte du Bien et du Mal est incarnée par un diable et un chamane.
Coup d’œil furtif vers William Friedkin ou Wes Craven, sauce asiatique, c’est-à-dire beaucoup plus épicée. Une version exacerbée, démesurée, paroxystique.
Le thème général reste le même que dans « The Chaser » et « the Murderer », mais le propos va plus loin et ailleurs. Il fouille et fouaille dans les méandres de nos tripes et de nos méninges.
Le sens (ou le non sens)
« La nuit du chasseur »
En premier lieu, il faut dire, qu’au jeu du « Si c’était… », « The Strangers », serait…un lieu, justement, comme dans le titre coréen.
Et ce serait, un labyrinthe.
J’ai parlé précédemment de chaos, parce que c’est effectivement le ressenti que l’on peut avoir spontanément, face à ce tsunami de sensations et d informations, mais il n’en est rien.
Le film est construit comme un labyrinthe.
Et pas sûr que nous, spectateurs, trouvions un jour la porte de sortie, si tant est qu’il y ait une issue.
La multiplicité des personnages et de leurs interactions réelles ou supposées fait croître exponentiellement et de manière vertigineuse le champ des possibles.
Et c’est là, la force du film : nous enfermer dans les impasses de supputations sans fin, nous avaler, nous posséder, nous isoler, avec pour seule compagnie, nos doutes et nos angoisses.
Nous renvoyer à nous-mêmes.
Personne ne trouvera LA sortie, mais chacun éprouvera des chemins différents pour la trouver.
Et c’est là, l’intelligence ( le machiavélisme?) du film.
Le nez sur l’écran
Pour ma part, je dois avouer, qu’encore captive dans mon fauteuil, j’ai d’abord pris la première voie qui s’offrait à moi, et j’ai très impulsivement songé à chercher la clé dans le titre même du film.
Pourquoi un pluriel, alors que d’entrée et durant la majeure partie de la narration, c’est un coupable singulier (dans tous les sens du terme) qui est sous les feux aveuglants des projecteurs?
Quel est le jeu des alliances? Ou bien quel symbole, quel message? S’agit-il de plusieurs visages d’une même entité?
Plus loin
Et plus tard.
J’ai vite renoncé à disserter sur la piste grammaticale, réalisant que le titre français
( bien qu’anglais) n’avait strictement rien à voir avec l’original et qu’il était en soi une interprétation que l’on me servait, alors que je me voulais vierge de toute influence.
Encore plus loin
Encore plus tard.
Confrontant mes premières impressions avec mes compagnons cinéphiles de fortune ou d’infortune, noyée dans les remous des visions diverses si ce n’est contradictoires proposées, j’eus le pressentiment paranoïaque que l’on cherchait à m’égarer, à me brouiller la vue.
Qui est qui ou quoi?
Qui a fait quoi et pourquoi?
Trop d’hypothèses, trop d’histoires dans l’histoire. Et certes cela est intéressant en soi.
Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à Na Hong Jin, comme à un meurtrier qui sèmerait une pléthore d’indices (car étymologiquement, le mot pléthore définit une abondance de sang), afin de brouiller les pistes.
La forêt qui cache l’arbre.
Je ressentais le vertige que l’on éprouve lorsqu’on vous fait tourner sur vous-même à toute vitesse, trop longtemps ( 2 heures 36 tout de même).
Libéré, on perd l’équilibre, et c’est peut-être là le but d’ailleurs.
Mais moi, je veux aller droit. N’importe où mais droit.
Il était vital que j’avance par moi-même, or je me sentais ballottée, entraînée, manipulée par le cinéaste.
Beaucoup plus loin
J’ai donc essayé de sortir de ce tourbillon, et de prendre du recul, en me plaçant….à sa place.
Le manipulé projeté dans le manipulateur !
La question n’était plus : « Qu’est-ce-que j’entends? » mais « Que dit-il? »
Parmi les articles qui ont précédé ou accompagné la sortie de « the Strangers », j’ai pu lire, comme vous sûrement, que le film répondait à un questionnement philosophique sur la mort, Na Hong Jin ayant été confronté à la perte (non naturelle) de proches.
C’est donc de là que je choisis de considérer son œuvre, partant de cette unique mais vaste question : « Pourquoi la Mort? » ou plutôt : « Pourquoi le Mal »
Vus de là, les personnages m’apparaissaient à présent comme secondaires, du moins n’étaient-ils plus importants en tant qu’individus mais en tant qu’éléments d’une chorégraphie, d’un « tableau ». Comme on pourrait observer une foule du haut d’un immeuble.
En plongée, donc, mais en centrant l’objectif sur le Mal, sur le qu’est-ce-que et le pourquoi, plutôt que sur le comment, qui m’a paru alors anecdotique.
Et voilà, ce qui m’est alors apparu dans le champ.
Le Mal est :
Universel
Il est partout. Même dans un petit village rural, perdu au milieu de montagnes sud coréennes.
Jusqu’alors, les films de Na Hong Jin, déballaient leur violence dans un milieu urbain où le sang, il faut bien le dire, « fait moins tâche ». Préjugé rassurant, comme si on pouvait cantonner l’ennemi dans ses quartiers.
Dans cet opus encore plus noir, démonstration est faite que nul n’est à l’abri et qu’il n’y a pas d’échappatoire. Lorsque le Mal survient, il s’étend telle une gangrène, là où il a élu domicile.
Extérieur
Et, deux précautions valant mieux qu’une, doublement extérieur.
Sociétalement, d’abord. Du moins est-ce ainsi que nous voulons le voir. Pour parodier Sartre, je dirais que le Mal, c’est les Autres.
D’où le titre français, d’où le fait que le coupable tout désigné, sujet de tous les fantasmes, soit un japonais. Un étranger mais aussi un ennemi, si l’on se réfère au contexte socialo-politico-historique de la Corée du Sud.
Nous n’avons rien à voir avec le Mal, il est forcément étranger et mauvais, si on peut le « justifier » par notre propre Histoire. Pour nous, il fut un temps où le Mal aurait pu avoir un visage teuton, par exemple.
Mais extérieur aussi, à l’échelle de l’individu.
Le japonais certes, fait un coupable des plus pratiques, permettant au passage de combler la béance de rancœurs ineffacées, mais le Mal reste tellement inconcevable, qu’il prend la forme d’un démon, extérieur à l’enveloppe humaine et qui viendrait la squatter, tel un parasite
En témoignent les séances d‘exorcisme exercées par le chamane sur la fille de l‘inspecteur..
En fait, situer le Mal hors de frontières géographiques, ne suffit pas à le tenir à distance respectable, il faut aussi qu’il soit hors des frontières humaines.
Nous sommes à ce point dans le déni du Mal que nous avons dû « bricoler » le concept de diable ou de démon, un deuxième Dieu en quelque sorte.
Par un mécanisme de défense, nous avons adopté une vision manichéenne du monde où nous vivons, et dès lors peut-on vraiment parler de monothéisme? Que ce soit pour le christianisme comme pour le chamanisme, les deux religions références de Na Hong Jin.
Cette conception dualiste éclate dans la scène culminante,« apothéostique » (cherchez pas, c’est fabriqué pour l’occasion) de l’affrontement entre le japonais et le chaman, entre le Bien et le Mal.
Une scène où explosent toutes les tensions accumulées, dans un état de transe, qui se communique au spectateur, si tant est qu’il soit réceptif (c’est du même ordre que l’hypnose).
Le Mal ne peut être d’origine humaine, il appartient au supra- humain, et cette extériorité nous renvoie à une dimension tragique.
Comme dans la tragédie grecque, l’homme n’est pas maître de son destin, il n’est que le jouet des dieux, du diable en l’occurrence.
Je vois là, la raison de l’inconsistance des personnages « ordinaires », des acteurs du quotidien, dans le film, à l’image d’un inspecteur risiblement falot, faible et faillible (il prend tranquillement le temps de déjeuner en famille avant de se rendre sur une scène de crime).
Je vois là, la volonté de faire apparaître les hommes comme de tristes pantins. Les seuls rôles « forts » appartenant au champ du religieux.
Polymorphe
Le diable, le mal est pluriel. Il peut prendre plusieurs visages.
D’où nos multiples interrogations quant au(x) coupable(s).
En fait ne s’agirait-il pas d’un seul et même coupable sous le couvert de différentes apparences?
Indiscernable
A l’image de la femme-fantôme. On pourrait se référer aussi aux rideaux de pluie, à la brume et aux capuches rabattues des personnages de l’affiche, autant d’allusions à « l’invisibilité ».
Ou s’il nous apparaît n’est-ce-pas sous la forme de nos propres fantasmes, comme l’archétype du démon aux yeux rouges? Ne voyons nous pas seulement les constructions de notre esprit?
Indistinct
Indissociable du Bien.
Les fleurs fânées ne prennent-elles pas le « visage » de têtes de mort ?
Le démon ne fait-il pas son nid au sein de l’innocence même, la fille de l’inspecteur?
Dans « The Chaser » et « The Murderer, Na Hong Jin avait inversé les rôles de gentil-méchant, ici, il va plus loin, il n’inverse plus, il mélange, il provoque le doute et la confusion. On le sent préoccupé par cette frontière entre le Bien et le Mal.
Insupportable
Est-ce là, la raison de la présence d’un comique à la Laurel et Hardy? Comme l’on dit que le rire est la politesse du désespoir, le burlesque serait-il l’antidote de l’angoisse?
Voilà le visage du Mal, tel qu’il s’est dessiné pour moi dans ce film.
Et la seule question que je me pose est la suivante :
Si toute cette complexité ne servait qu’à occulter une simplicité effrayante?
Si toutes ces fausses pistes ne servaient qu’à nous laisser sur place?
Si le labyrinthe se révélait être une galerie des glaces?
Où l’on ne pourrait entre
voir que notre propre reflet;
Une seule et même question en fait.
Et si le Mal était en nous? En chacun de nous.
Universel, polymorphe, indiscernable, indistinct, insupportable, mais intérieur.
Si nous étions à la fois le Mal et le Bien, pour sortir de cette conception manichéiste vieille comme le monde.
Je revois l’image glaçante des phalanges de Robert Mitchum dans « La nuit du chasseur », frappées des mots HATE d’un côté et LOVE de l’autre…
Un post scriptum s’impose puisque cet article devrait être une critique.
Que dire sinon que « The Strangers » est un film important et intelligent et tout et tout…
Qu’il m’a donné matière à réflexion, mais que paradoxalement je lui ai attribué un 4 seulement.
Parce que, si j’apprécie l’intention du film, le fond; je suis moins réceptive à la forme.
Parce que j’ai du mal avec le tragi -comique, tragi-grotesque devrais-je dire, le mélange des genres (il y a du Don Quichotte dans le personnage de l’inspecteur)
Du mal avec le sang à outrance, ni par peur, ni dégoût, ni même éthique, juste par agacement face à un spectaculaire que je trouve trop facile et trop courant-couru.
Et si l’on n’entre pas dans cette « culture »-là, ne reste, malgré la qualité de la réalisation, que le côté grand guignolesque qui parant d’un masque grimaçant de clown, l’œuvre sensible qui est derrière, la dépare.
Mais « The Strangers » reste un grand film.
Il m’est personnellement « étranger », c’est tout.
Ah, à propos d’étranger, fascinante et sobre interprétation de Jun Kunimura.
Fascinante, car sobre?