Cela fait plusieurs minutes qu'on se dévisage, chacun d'entre nous a les yeux qui tremblent. Mes compagnons sont tendus, leur regard de plomb ne suffit pas à masquer l'inquiétude qui les submerge. J'ai peur, ils doivent facilement le lire sur mon visage, Elle doit le lire sur mon visage. Chacun d'entre nous est devenu suspect, chaque regard est chargé de reproches et de défiance. J'ai moi-même parfois du mal à soutenir leurs regards inquisiteurs lorsque je les croise. Je ne devrais pas faire ça car c'est presque avouer que...
Je les ai pourtant longuement observés, chacun d'entre eux, à travers leur aspect, leur attitude, j'ai cherché le moindre indice pouvant trahir l'imposteur, mais s'il est bien là parmi nous, alors son imitation est parfaite, irréprochable, tant chacun d'entre eux semble exactement le même qu'auparavant.
Il aura fallu qu'un tel cauchemar se produise pour me faire enfin ouvrir les yeux, on a beau passer autant de temps que l'on veut avec quelqu'un, ce dernier gardera toujours une part d'inconnu, de secrets inavouables. On ne sait pas ce qu'il a en tête lorsqu'on lui parle, on ignore ce qu'il pense réellement de nous. On voudrait chercher du secours vers une personne, on en trouverait finalement aucun, car ses décisions, ses opinions, ne nous appartiendront jamais vraiment.
Sauf en ce moment-même. Cela fait plusieurs heures que l'on se suspecte chacun à notre tour. Toute cette confiance accumulée depuis des mois, anéantie en quelques minutes. Chacun prend ses distances, personne ne fait plus confiance en personne. Les regards que l'on se jette ne traduisent que la méfiance et la crainte. Impossible de trouver le moindre appui, le moindre secours envers quiconque, nous sommes désormais seuls, chacun d'entre nous. Je suis seul...
Et à cette seule pensée de l'immonde créature que j'ai vu dans la remise et dehors alors qu'elle avait pris l'aspect de l'un d'entre nous... à la seule idée qu'elle ait pu se glisser parmi nous et revêtir le masque de la parfaite imposture, mon dieu... J'ai passé la soirée sur ma couche, j'ai cru ne pas pouvoir dormir, j'ai pourtant fait un rêve étrange, un cauchemar affreux...
Là, nous nous sommes tous regroupés, Nauls a rapporté la veste déchiré de MacReady. Il est désormais évident que la Chose a eu Mac et a pris son apparence. Nous nous barricadons, l'imposteur est dehors, à essayer d'ouvrir la porte qu'on a verrouillé. Dieu, j'ai tellement peur, j'en ai mal au coeur.
Et là me vient une idée atroce. Si ça se trouve, la chose elle-même en assimilant Mac en est venu à croire qu'elle était Mac. Si ça se trouve la Chose n'a même pas conscience de ce qu'elle est, elle pense être humain, elle pense être Mac et que nos soupçons envers lui sont injustes. Non, c'est impossible, cela reviendrait à dire que j'aurai toutes les raisons de me suspecter à mon tour... Mais je ne suis pas fou, je sais qui je suis, je le sais bien, j'en suis... presque sûr.
Mon dieu, j'ai mal au coeur...
Pour ma 100ème critique publiée, j'ai choisi de marquer le coup en m'attaquant à une oeuvre particulière, mon film préféré d'entre tous. Celui de tous les superlatifs. Ce qui suit est donc moins une critique qu'une modeste analyse du chef d'oeuvre de Carpenter.
Sorti au début de l'année 1982, The Thing fit un bide fracassant. Face au succès planétaire du E.T. l'extra-terrestre de Spielberg, le film de "monstre" de Carpenter n'attira que mépris et diatribes diverses, certains grands journaux américains n'hésitant pas à qualifier le dernier film de Carpenter de pire film de l'histoire, rien que ça (on peut aisément en rire aujourd'hui). On reprocha surtout au film son propos nihiliste, sa totale absence d'espoir, ce qui n'est pourtant en rien rédhibitoire pour un film fantastique et d'épouvante, bien au contraire.
Il aura fallu attendre des années avant que The Thing n'acquière son statut mérité de film culte. Avec le temps, (et malgré ses très rares diffusions sur nos chaînes nationales) les cinéphiles se sont rendus compte des nombreuses qualités du film de Carpenter, son angoisse diffuse se propageant dans l'esprit du spectateur bien après son visionnage, telle une rémanence délicieusement déprimante.
Le film se présente plus comme une nouvelle adaptation de la nouvelle (Who goes there ? ou La Bête d'un autre monde en français disponible dans le recueil Le Ciel est mort) de John W. Campbell qu'un remake du film de 1951 réalisé par Christian Nyby et Howard Hawks.
Ecrit par Bill Lancaster (le fils de Burt), le scénario de cette nouvelle adaptation s'oriente ainsi plus vers l'angoisse paranoïaque de la nouvelle originale dont le nombre de protagonistes se voit considérablement réduit de trente-six dans la nouvelle à douze dans le film. Qui plus est, Carpenter et son scénariste décident de s'orienter vers un all-man cast, un film au casting uniquement composé d'hommes (si l'on excepte la voix féminine de l'ordinateur de MacReady qui n'est autre que celle de la comédienne Adrienne Barbeau, une habituée des premiers films de Carpenter). Un choix audacieux et évidemment sujet à controverse car si vous cherchez bien, rares sont les films d'hier et d'aujourd'hui à ne compter aucun protagoniste féminin même secondaire. Vous pourrez objecter en prenant pour exemple un film comme 12 hommes en colère, mais son ouverture dans le hall du palais de justice nous révèle plusieurs figurantes traversant le cadre (et oui !).
Ce parti-pris n'a rien de misogyne (bien au contraire même) mais permet simplement à Carpenter et son scénariste d'évacuer tout élément sentimental afin de rentrer directement dans le vif du sujet. Ce ne fut évidemment pas du goût des critiques professionnelles de l'époque, qui ne trouvèrent rien de mieux qu'à reprocher au film sa totale absence de personnages féminins, sans jamais essayer de comprendre l'approche adoptée par le cinéaste.
Car The Thing va permettre au réalisateur de mettre en pratique tout son savoir-faire accumulé aux fils des seventies à travers ses classiques que furent Assaut, Halloween et Fog. Embrayant sur la pré-production et le tournage de The Thing au sortir de la post-prod d'Escape from New York, Carpenter se retrouve à la tête d'une équipe de techniciens renommés (le chef décorateur John Loyd, le maquilleur et spécialiste de splatter FX Rob Bottin, repéré grâce à son travail sur le film Hurlements de Joe Dante) et d'un budget confortable de 14 millions de dollars, The Thing étant un des rares films de studio de Carpenter, lequel a toujours privilégié le cinéma de genre indépendant. Il est à noter d'ailleurs que The Thing est l'un des rares films du cinéaste dont il ne signe pas lui-même la musique car submergé de travail, il aura préféré délégué le score au célèbre compositeur Ennio Morricone, qui se verra "contraint" de copier le style synthétique habituel de Carpenter.
Soutenu par une équipe dynamique et talentueuse, Carpenter peut alors aisément faire la démonstration de tout son talent de metteur en scène en privilégiant une atmosphère de l'enfermement, sa caméra inquisitrice jaugeant tour à tour les personnages et explorant méticuleusement les couloirs de la station de recherche servant de principale unité de lieu. Carpenter a toujours eu un sens inné de la topographie, il est l'un des rares réalisateurs à ne jamais perdre de vue la position de ses personnages dans un lieu déterminé.
Ainsi, que ce soit dans Assaut, The Thing, Prince des ténèbres ou même The Ward, le spectateur arrive toujours à se repérer aisément dans l'unité de lieu de ses intrigues. D'ailleurs Carpenter nous présente dès son ouverture la topographie extérieure de la base, via un simple panoramique en hélicoptère et définit de la sorte l'isolement absolu des personnages, perdus dans un no man's land d'une blancheur inquiétante et immaculée. Tout dans cette exposition contribue à installer une atmosphère oppressante, pesant sur le moral des protagonistes et du spectateur.
Malin, Carpenter prend le contre-pied de ce que l'on attendait d'un tel film. Ainsi, il est intéressant de voir que l'essentiel du premier acte est constitué de séquences diurnes et ce même dans la séquence épouvantable de la découverte de la base norvégienne, véritable condensé d'horreur silencieuse, préfigurant les séquences éprouvantes à venir. Au lieu de suggérer l'horreur, de retarder le moment de sa révélation, Carpenter la montre frontalement et ce dès la fin du premier acte, à travers la découverte du sort des norvégiens et des cadavres carbonisés et indéterminés. A partir de cette scène, le ton change radicalement et le rapatriement du cadavre bicéphale dans la base américaine (ainsi que son autopsie) détermine clairement l'horreur indéterminée qui aura frappée les Norvégiens. Dès lors, le film ne montrera plus que des séquences nocturnes, enfermant ses protagonistes au plus profond de l'obscurité sur laquelle Carpenter applique une discrète palette de couleurs nuancées allant du bleu au rose en passant par le rouge infernal renvoyant au propos apocalyptique du film. Car s'il est bien une chose qui est sûr, c'est que The Thing, en plus d'être le parangon du huis-clos paranoïaque, est également un authentique film pré-apocalyptique, esquissant subtilement ses enjeux narratifs, à savoir empêcher coûte que coûte la créature polymorphe d'atteindre la civilisation.
Survient alors la première séquence d'anthologie (car le film en compte plusieurs !), celle du chenil, dans lequel se révèle le monstre dans toute son horrible splendeur. Carpenter filme frontalement la métamorphose immonde d'un chien en créature innommable, révélant alors le prodigieux travail de Rob Bottin sur le design évolutif de la chose et sur ses effets animatroniques. Un travail extraordinaire qui servit de référence à bon nombre d'autres techniciens et artistes.
De même quelques scène plus tard, lorsque la créature attaque pour la première fois, Carpenter nous laisse entrevoir le temps d'un plan, le monstre en train d'assimiler le cadavre de sa victime. Ayant alors clairement démontré la dangerosité de la chose à travers ses visions immondes, le réalisateur limite ensuite habilement chaque apparition de la créature, suggérant sa présence parmi les protagonistes et ne s'appuyant plus que sur un climat de suspicion pour nourrir le sentiment d'angoisse. Il fait ainsi tout l'inverse de ce qu'on était en droit d'attendre d'un tel film. Au lieu de privilégier la suggestion et de révéler progressivement l'horreur (schéma classique du film d'épouvante, ex : Jaws ou Alien), Carpenter nous montre d'abord les métamorphoses cauchemardesques de la créature (histoire que l'on sache à peu près à quelle horreur on a à faire) pour se concentrer ensuite essentiellement sur la tension paranoïaque de son intrigue. Chaque protagoniste adopte alors une attitude singulière et suspecte et c'est là que Carpenter fait alors preuve d'un autre coup de génie.
Le spectateur ayant naturellement pris pour référent le personnage de MacReady (le seul d'ailleurs à être affublé d'un chapeau de cow-boy pour mieux le distinguer), Carpenter oriente bientôt les soupçons sur ce dernier, MacReady étant à son tour suspecté par ses compagnons d'être la Chose. Au lieu de se focaliser sur MacReady et d'en faire un personnage injustement suspect, Carpenter met tout en oeuvre pour que le spectateur le soupçonne à son tour. Il abat ainsi toutes les tentatives d'identification du spectateur et le plonge dans la confusion la plus totale en l'obligeant à suspecter son propre référent à l'écran. Ce qui aurait pu être rédhibitoire chez n'importe quel autre cinéaste, devient un authentique coup de maître sous l'oeil de Carpenter qui en s'interdisant la moindre sympathie pour son "héros" garde ainsi une vision d'ensemble propre à s'ouvrir sur toutes les hypothèses narratives.
Carpenter nie donc l'intégrité de son personnage référent tout au long de son film, nous ne serons dès lors jamais certain que ce ne soit pas lui la Chose.
Risque de SPOILER
Mais loin d'abandonner son spectateur à un whodunit hasardeux, le réalisateur ponctue son intrigue de quelques coups de pouce malicieux, nous révélant de manière détournée l'identité de l'imposteur. Ainsi, à chaque monologue de McReady, la caméra de Carpenter passe lentement en revue les visages de chacun des protagonistes. Le mot "thing" est alors prononcé alors que la caméra passe justement sur le visage de celui qui s'avérera contaminé. Un exemple comme un autre du talent du réalisateur pour se jouer des codes du genre.
Le whodunit n'épargnant aucun protagoniste, Carpenter détourne astucieusement l'attention de son public tel un prestidigitateur sur la scène, en se focalisant sur la montée en puissance de l'agressivité de ses protagonistes. Ceux-ci s'entre-déchirent et MacReady prend le pouvoir en tenant en respect ses collègues lesquels sont persuadés de son imposture, alors qu'on assiste parallèlement aux manoeuvres d'un des protagonistes pour s'emparer discrètement d'un couteau. Le ton monte crescendo et c'est au détour de quelques lignes de dialogues lors de la réanimation de Norris, qu'éclatent subitement la vision cauchemardesque d'une créature protéiforme et hurlante passant à l'attaque. Une créature à l'aspect grotesque et épouvantable qui n'a d'humain que le visage carnassier de son hôte greffé sur un corps grotesque et tentaculaire. Un monstre tellement immonde qu'il aurait pu en devenir risible si Carpenter ne nous avait pas longuement préparé en amont à ce moment fatidique. Car depuis le début du film, Carpenter n'a jamais cédé au moindre trait d'humour pour détendre son atmosphère, rien qui puisse aérer l'ambiance angoissante de son intrigue.
Quelques minutes plus tard, Carpenter applique le même procédé pour la séquence d'anthologie du test sanguin. Il détourne encore une fois l'attention du public par une dispute des personnages avant que ne se manifeste encore soudainement la Chose (la réaction du sang de la créature, l'un des jump scares les plus efficaces de l'histoire) à travers l'horrible mutation morphologique de l'un des protagonistes. A chaque apparition du monstre succède alors un sentiment de consternation et d'angoisse palpable par-delà l'écran. Aucune des mises à mort de la créature n'est aisée, celle-ci poussant systématiquement un hurlement cauchemardesque lors de son incinération.
Le test sanguin mettant un terme (du moins temporairement) au whodunit de l'intrigue, le film s'ouvre alors sur son dernier acte, construit comme une tentative de contre-attaque désespérée débouchant sur l'anéantissement de l'unité de lieu. L'enjeu principal devient alors d'empêcher coûte que coûte la Chose de s'en sortir et d'atteindre la civilisation, et pour cela les derniers survivants sont près à se sacrifier. Et c'est dans son climax que Carpenter fait encore fort en prenant le contre-pied des conventions du genre. Au lieu de filmer sa confrontation finale, le réalisateur décide étrangement de s'en distancier, la résumant par une vue lointaine de l'explosion de la station d'où nous provient en écho le cri monstrueux et terriblement angoissant de la Chose.
Carpenter décide alors de conclure son film sur une fin des plus angoissantes, à mille lieues de ce à quoi on pouvait s'attendre. Dans la faible clarté d'un brasier éphémère, environné de ténèbres opaques, Carpenter confronte une dernière fois ses protagonistes, condamnés à terme par le froid polaire. Car s'il est certain qu'ils ne survivront pas à leur attente, rien ne dit que la Chose a bel et bien péri dans l'incendie. Le rire final de MacReady ne fait alors que traduire toute l'ironie d'un homme qui doute à présent de tout, y compris de sa personne.
FIN DU SPOILER
Au vu d'un tel degré de perfection cinématographique, vous comprendrez peut-être pourquoi je considère ce film comme l'un des meilleurs de l'histoire du 7ème art. S'appuyant sur une équipe de techniciens talentueux et passionnés (la légende dit que Rob Bottin ne serait pas sorti de son atelier pendant un an et cinq jours et se serait nourri exclusivement de sodas et de barres chocolatées, ce qui l'aurait finalement conduit à l'hosto une fois son travail achevé) Carpenter signait avec The Thing rien de moins que l'un des plus grands films d'épouvante de l'histoire.
Alors oui, on pourra reprocher aujourd'hui que les effets spéciaux animatroniques de Rob Bottin ont pris de l'âge et les "apparitions" de la Chose auraient bien pu prêter à sourire si Carpenter n'avait pas pris soin d'instaurer durant toute son exposition une ambiance lourde et oppressante, dénué du moindre trait d'humour.
Le propos nihiliste et désespéré du film aura d'ailleurs largement rebuté le public de son époque avant de conquérir au fil des années un statut mérité de classique absolu et insurpassable dont on retrouvera l'influence dans bon nombres d'autres oeuvres, de The Faculty à Planète Terreur, en passant par des épisodes de X-Files et South Park ou des jeux vidéos comme Resident Evil 4 et Dead Space.
Qui plus est, par son incroyable teneur apocalyptique, The Thing se pose comme le premier opus d'une trilogie de l'apocalypse que Carpenter poursuivra en 87 et 94 avec Prince des ténèbres et L'Antre de la folie. Dans ces deux films ultérieurs, il sera surtout question de perte d'espoir et de foi, de déterminisme désespéré et de défiance de son prochain. Des thèmes que l'on retrouve déjà au centre de The Thing.