Les tripes
Un double parti-pris (esthétique et sémiotique, ou linguistique) préside le premier long-métrage de Myroslav Slaboshpytskiy, cinéaste ukrainien remarqué et lauréat de deux Ours d'or du court-métrage...
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le 17 oct. 2014
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Pour ceux qui l’ignoreraient, un panneau annonce au début que le film est entièrement tourné avec des acteurs qui s’expriment dans le langage des sourds-muets. L’essentiel se passe dans un centre d’apprentissage spécialisé. Un garçon (parfaitement autonome) y arrive un jour avec sa valise. Il doit avoir entre 16 et 18 ans. Même si le générique de fin indique des prénoms pour les personnages, ceux-ci ne sont jamais utilisés, puisque le film ne comporte aucun dialogue parlé et surtout aucun sous-titre. Un choix audacieux qui rend le film comparable à nul autre, même pas aux films muets. C’est néanmoins un film sonore. L’affiche du film joue sur cet aspect novateur. La question est de savoir si cette originalité est une façon de se distinguer ou bien un vrai élément positif pour le film lui-même.
Premier élément de réponse, le film est suffisamment bien fait pour que le spectateur sente (très rapidement) les caractères des différents personnages. Ainsi, dans la salle de cours où le nouvel arrivant est invité à s’installer, le blond assis très négligemment apparaît immédiatement comme un provocateur, un perturbateur qui joue les durs. Il impose une sorte de bras de fer à l’enseignante qui, pourtant, affiche personnalité et détermination. Les gestes et regards indiquent bien qu’il y a défi vis-à-vis de l’autorité. On sent également que les autres élèves (une dizaine, les tables étant installées en U), observent attentivement ce qui se passe. D’ailleurs, dès que l’enseignante a le dos tourné, le blond fait des gestes plus ou moins discrets dans leur direction, pour se vanter. L’enseignante commente une carte de l’Europe (le sigle de l’union européenne est visible, non loin). L’inhabituel silence dans une salle de classe sera suivi d’un silence encore plus marquant à la cantine scolaire.
Là, on comprend en même temps que lui, dans quel milieu le nouvel arrivant a atterri. Celui en face de qui il trouve une place, s’approprie purement et simplement son plateau-repas. Cela va bien plus loin que du simple bizutage, car le nouveau est confronté à un système organisé où les uns et les autres cherchent à détrousser de leurs biens tous ceux qui passent à leur portée. Un simple passant, un soir, pour quelques victuailles par exemple. Le nouveau n’a pas vraiment le choix, puisque tous les éventuels rebelles sont soumis à des brimades physiques sévères. Ce système organisé tient également sa force du nombre de ses éléments. Pour avoir une tranquillité (toute relative) le nouveau s’intègre sans broncher. Il a une certaine ingénuité, ce n’est ni un bavard ni un gros bras, mais il veut s’en sortir. Alors, il va tirer parti des circonstances.
Dans ce système, deux filles (la blonde et la brune) se prostituent, présentées par un des garçons aux routiers qui stationnent régulièrement sur un parking du coin. Leur souteneur perdant la vie dans un accident (circonstances montrées dans toute leur horreur), le nouveau se porte volontaire pour le remplacer au pied levé. A-t-il une idée derrière la tête ? Toujours est-il que le voilà en relation avec des filles. La blonde lui plait. A sa demande, elle lui accorde quelques faveurs. Malheureusement, les circonstances vont la placer dans une situation très pénible. Une succession d’événements va créer un malaise puis des conflits qui vont se terminer de façon dramatique. La caméra de l’Ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy, pour son premier film, nous montre tout cela de façon très crue, jusqu’à une fin insoutenable de violence.
Les personnages « dialoguent » à leur manière et le détail des conversations échappe au spectateur. C’est dommage pour le vocabulaire (qu’on imagine souvent grossier et très cru), mais ce n’est pas du tout gênant pour la compréhension générale. L’absence de sous-titre est donc un pari gagné haut la main. L’univers de ces jeunes est montré dans toute sa dureté et sa violence, les gestes et regards en disent longs. L’attitude de la jeune blonde par exemple est très révélatrice, puisqu’elle passe de l’enthousiasme (avec le T-shirt qu’elle reçoit en cadeau), la passivité-soumission quand elle est avec un client dans un camion, l’exaspération et la complicité avec sa copine la brune, le rejet, la compréhension et un peu de tendresse avec son nouvel ami, mais aussi la rage quand l’imprévu la place dans une situation insupportable et également la souffrance dans le pire moment.
Le réalisateur explique « Je voulais obliger le spectateur à être dans l’image. Pour moi, les mots sont une barrière. Si je vous dis « Je t’aime », les mots sont immuables, mais mon corps peut leur donner toutes les nuances. J’ai trouvé un moyen de me rapprocher au plus près de cette idée. »
Il démontre effectivement que les mots ne sont pas indispensables pour rendre compte des rapports entre les différents personnages qu’il met en scène. Il prend le temps (2h10) pour filmer des séquences plutôt longues (avec des décors et couleurs à l’image de l’ambiance générale), de façon à laisser le spectateur comprendre les liens qui se nouent, les rapports de force entre les uns et les autres, les rapports de soumission/autorité, les caractères et les aspirations des uns et des autres.
Plusieurs scènes très intimes entre la blonde et son jeune ami sont tout sauf anodines. Exceptée la dernière, elles ne sont gênantes que parce qu’elles mettent le spectateur en position de voyeur. Elles sont fondamentales pour baliser l’évolution des comportements dans ce couple. Par contre, la scène d’avortement, elle, met franchement mal à l’aise.
Ce qu’on peut reprocher au film ? Une scène dans un train où le personnage central se retrouve on ne sait trop comment, d’autant qu’il parait bien isolé. L'atmosphère de violence morale et physique crée le malaise. Peut-être le réalisateur aurait-il gagné à la suggérer davantage. Cette violence devrait être modérée par la présence du personnel du centre d’accueil. Or, après l’intégration du nouveau dans sa classe, il faudra attendre longtemps avant de revoir un adulte dans son rôle d'enseignant, à l'atelier. On sent que c’est avant tout pour les besoins du scénario. En effet, le personnage central a bien compris à quoi sa copine la blonde est sensible avant tout. Le premier cadeau qu’il lui fait, c’est de l’argent dans un porte-feuilles volé. Et c’est encore de l’argent qu’il va chercher de façon très brutale chez l’enseignant en question.
Sinon, le film montre un pays, un univers qui donnent l’impression d’un retour un demi-siècle en arrière. L’ambiance est rugueuse au possible, les personnages évoluent dans un milieu où il ne fait pas bon afficher la moindre faiblesse. Pourtant, le film a un côté « reposant » avec cette absence de dialogue qui laisse au spectateur une part bienvenue de liberté dans cette ambiance très pesante. Le réalisateur se montre intelligent dans tous ses choix de mise en scène, maintenant constamment l’attention du spectateur.
Un film difficile qui assume des choix originaux avec une belle maîtrise.
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Créée
le 16 oct. 2014
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