Le sociologue George Herbert Mead (1863-1931), dans L'esprit, le soi et la société, explique qu’au cours de la socialisation, l'enfant commence par l'imitation des individus spécifiques (il joue au docteur, à la maîtresse, aux parents, etc.) et finit par comprendre les attentes de la société dans son ensemble pour se représenter l’ensemble des rôles sociaux reliés entre eux de sa communauté.
Rôle social : modèle de conduites considérées comme appropriées, ensemble des comportements socialement attendus d'une personne en fonction de son statut et du contexte social.
Le sociologue Erving Goffman (1922-1982) approfondit cette idée en pensant les interactions sociales avec la métaphore de la scène théâtrale.
« La perspective adoptée ici est celle de la représentation théâtrale […]. J’examinerai de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Cela reprend ainsi l’idée de William Shakespeare qui écrit : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ».
Les individus, tels des acteurs, accomplissent des performances, c’est-à-dire gèrent les impressions et influencent l’image qu’ils renvoient aux autres en ajustant leurs actions. La mise en scène renvoie à l’organisation globale et comprend les caractéristiques physiques, les vêtements et accessoires, ainsi que le décor (environnement matériel constitué d’objets) qui accompagnent la performance. Le but est de garder la face, c’est-à-dire de satisfaire un désir plus ou moins conscient de reconnaissance : il s’agit d’avoir une image acceptable voire positive auprès des autres, d’être estimé, d’être socialement accepté et apprécié, ou au moins d’être respecté et éviter le discrédit. La face est « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » Goffman, Les rites d’interaction.
Le film The Truman show (notamment la scène finale) illustre l’idée que toute société est un spectacle permanent où chacun passe sa vie à jouer des rôles. Ex : au sein d’une même journée, on peut passer d’un professeur à un invité chez des amis, à un client dans un magasin, à un élève dans un cours de piano, à un voisin, à un père, à un chanteur dans un groupe de rock et enfin à un époux.
Goffman précise qu’à toute scène correspond une coulisse. Ex : en passant de la salle de réception d’un grand restaurant à la cuisine, le serveur peut enlever son masque de serveur et faire une blague vaseuse à ses collègues. L’acteur peut y « abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. « Lorsque le public est absent, les équipiers en viennent à discuter des problèmes de mise en scène » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne.
Toute coulisse relativement à un public peut être une scène relativement à un autre. Ex : la salle des profs est une coulisse pour le rôle de prof mais une scène pour celui de collègue, la maison une coulisse pour le rôle de prof et de collègue mais une scène pour celui de père et de mari, la chambre une coulisse pour le rôle de père mais une scène pour celui de mari. La seule coulisse absolue est le lieu où l’on est seul, sans public, bien qu’un autrui virtuel soit toujours présent du fait de notre intériorisation des rôles sociaux, en utilisant certaines techniques de corps apprises par socialisation (Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, 1934), comme lorsque l’on mange à table et avec des couverts.
La gestion de ces deux régions est importante car certains comportements de coulisse peuvent discréditer la représentation. Ex : si un médecin fume, il doit prendre garde de ne pas être perçu par ses patients. L’intrusion intempestive désigne l’entrée d’un membre du public dans les coulisses de l’interaction, par exemple quand un invité d’une émission de radio oublie qu’il est à l’antenne. Le délateur (traître, espion) est celui qui a accès aux coulisses et trahit le spectacle au bénéfice du public. A l’inverse, le comparse agit comme s’il était dans le public, mais dans l’intérêt de l'acteur, en soutenant le bon déroulement de la représentation. « Dans les bureaux d’affaires, les cadres qui désirent terminer un entretien avec des clients rapidement mais avec tact, apprennent à leurs secrétaires à venir les interrompre au bon moment et sous un bon prétexte » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Dans certaines de ses caméras cachées (Le massage, La police de Charleroi), François Damiens brise volontairement la frontière entre les deux pour faire réagir les personnes piégées. Dans The Truman show, cela peut être illustré par la scène de la radio en voiture et celle de l’ascenseur.
Tout individu est discréditable, risque de perdre la face suite à la présence de signes déformants qui créent un décalage entre l’acteur et son rôle social. (1) Cela peut survenir à cause d’une performance non convaincante de l’acteur (figure) qui s’écarte de son rôle social en commettant un faux pas (il baille, trébuche, commet un lapsus, est nerveux, parle et agit de manière inappropriée, etc.). Ex : si un professeur se met à crier et à être grossier en classe, alors qu’on attend qu’il exerce son autorité avec calme et respect. C’est ce que fait volontairement François Damiens dans ses caméras cachées (Le magasin de bébé, La gare maritime, L’agence de voyage, Le dentiste). (2) L’incongruité peut aussi provenir des éléments matériels de la situation, lorsque le signe déformant surgit du décor (fond), signe que Goffman appelle alors une alarme. Ex : lors d’une visio-conférence, un chat vient uriner sur le tapis ou la caméra tombe et fait apparaître une pièce mal rangée. Dans les deux cas apparaît un élément « obscène » (qui signifie étymologiquement « en dehors de la scène »). (3) Enfin, il est possible que la performance (figure) et l’environnement (fond) soient bons mais que leur inadéquation engendre une situation difforme (forme), non reconnaissable. Ex : le prof de philo se met à faire une excellente prestation de gymnastique lors de son cours.
La mise en danger de la face est souvent source d’embarras ou de honte pour l’acteur et de malaise, de colère ou de rire pour le public. Les participants d’une interaction s’efforcent généralement de garder la face en satisfaisant les attentes sociales mais également de préserver la face des autres en usant notamment de tact, de savoir-vivre et de diplomatie. C’est grâce au respect de la face que la vie collective, constituée d’interactions entre individus alors engagés dans des processus rituels, peut suivre son cours. Lorsque qu’un acteur perd la face, s’enclenche un processus d'aliénation de l'interaction, une mise à distance des participants qui ne jouent plus le jeu, comme on le voit également dans certaines caméras cachées de François Damiens (Le magasin de bébé). Le film Ne dis rien questionne cependant les limites du respect de son rôle social pour garder la face (les invités) ainsi que du respect de la face des autres, tout en faisant ressentir le malaise qui découle du non-respect des rôles sociaux (les hôtes).
The Truman show illustre également l'idée que le cinéma joue un rôle important dans la fabrique des rôles sociaux, notamment des stéréotypes, puisque nos représentations dépendent souvent moins de l'observation d'individus réels que de personnages fictifs, notamment dans le films. Par exemple, compte tenu du peu de temps que l’on passe à fréquenter des médecins ou des juges, il est probable que notre représentation du médecin ou du juge dépende avant tout de la fiction.
Pour prolonger la réflexion autour des jeux de rôle, voir mon commentaire de Persona : https://www.senscritique.com/film/persona/critique/290320578