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Aborder l’Empire intérieur exige du spectateur de nombreuses qualités, et poussées à un extrême auquel il n’est pas coutumier : patience, endurance, lâcher prise, tolérance, voire indulgence seront...
le 11 juin 2017
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La science et la philosophie peuvent se comprendre comme des entreprises de dévoilement de la réalité objective, cachée derrière les apparences de nos illusions perceptives et mentales. A l’inverse, l’art semble être le domaine du beau et de l’émotion plutôt que du vrai et de la rationalité. C’est pourquoi, à première vue, l’art n’a pas vocation à dévoiler la réalité mais plutôt à copier ce qui est perçu ou à construire du fictif. Les œuvres artistiques seraient alors, au mieux, une pâle copie du monde, au pire, une déformation qui nous en éloigne.
Cependant, la création artistique, qu’elle soit reproduction ou construction, ne peut-elle pas nous rendre plus sensibles et attentifs à certains aspects du monde et de nous-mêmes qui restent d’ordinaire inaperçus et ne peut-elle pas intégrer dans ses déformations des éléments du réel habituellement cachés ?
Le problème est donc le suivant : la création artistique peut-elle dévoiler certains aspects du monde, alors même que la production de connaissances semble caractériser en propre la science et la philosophie, ou alors nous éloigne-t-elle du réel en jouant avec des apparences, alors même que la valeur de certaines œuvres semble découler de leur capacité à enrichir notre rapport au monde ?
1. L’art peut dévoiler le monde comme objet esthétique derrière la banalité quotidienne
1.1 L’art peut dévoiler le monde dans un rapport contemplatif plutôt qu’utilitaire (ready-made)
Dans la vie quotidienne, nous avons principalement un rapport utilitaire et pratique au monde. Nous sommes des utilisateurs d’objets techniques qui sont non seulement des fins (buts) en vue desquels ont été mis en œuvre des moyens (ex : on a utilisé du bois pour construire un marteau), mais qui sont eux-mêmes des moyens pour atteindre des fins pratiques (ex : le marteau sera utilisé pour planter des clous).
Les connaissances scientifiques sont-elles mêmes utilisées pour fabriquer des objets technologiques et transformer plus efficacement l’environnement afin de mieux servir nos objectifs pratiques. Dans cette perspective, l’environnement se réduit à un vaste réservoir de ressources dont la valeur se mesure essentiellement à leur utilité.
A l’inverse, les œuvres d’art nous invitent à adopter l’attitude de spectateurs pour les contempler. Elles sont inutiles, c’est-à-dire ne se réduisent pas à de simples moyens en vue de finalités pratiques. On les considère pour elles-mêmes, en les contemplant.
Selon le philosophe Henri Bergson, l’art véritable nous délivre d’un rapport utilitaire au monde (ou instrumental) en dévoilant les choses pour ce qu’elles sont plutôt que pour ce à quoi elles pourraient nous servir. Ainsi, l’art n’est pas un divertissement (qui signifie étymologiquement « se détourner de ») qui nous détourne du monde, mais une éducation qui nous apprend à développer un rapport contemplatif au monde. En représentant le monde, par exemple des espaces naturels, les œuvres d’art nous permettent de forger une attitude qui peut ensuite se reporter sur le monde lui-même, par exemple sur les espaces naturels.
Certains artistes, partageant notamment la pratique du « ready-made » initiée par Marcel Duchamp, étendent cette perspective aux objets techniques eux-mêmes en les détournant ou en les modifiant d’une manière qui supprime leur utilité. Cela nous incite à porter un nouveau regard, purement contemplatif, sur les objets que nous réduisons habituellement à leur fonction.
Il est évidemment possible d’alterner entre attitude utilitaire et contemplative, comme nous y invite notamment l’architecture. Des bâtiments peuvent en effet avoir une fonction pratique (abriter, organiser l’espace, etc.) tout en étant dignes d’être contemplés, comme en témoignent les personnages du film Colombus (2017) de Kogonada.
1.2 L’art peut dévoiler la beauté cachée derrière l’apparente banalité du monde (impressionnisme, cinéma contemplatif)
Le rapport contemplatif au monde est la condition d’un rapport esthétique qui concerne avant tout le beau. Comme le soutient John Dewey dans L’art comme expérience (1934), la sensibilité esthétique n’est pas une faculté donnée immédiatement : elle se cultive et se construit. Le contact avec les œuvres d’art forge progressivement notre regard en nous aidant à percevoir des nuances, des harmonies et des contrastes de couleur, de lumière, de volume et de texture et de matière.
On peut notamment penser aux reproductions réalistes de paysages naturels, mais aussi à l’« impressionnisme » (Claude Monet, Auguste Renoir, Alfred Sisley) mouvement pictural qui marque le début de l’art moderne dans les années 1870 et vise à représenter le caractère éphémère de la lumière et ses effets sur les couleurs et les formes.
Les œuvres d’art ne se contentent pas de représenter la beauté mais nous apprennent à la percevoir dans le monde. Elles constituent des fenêtres sur le monde qui orientent notre regard et fixent notre attention pour nous apprendre à repérer la beauté qu’il recèle, comme la lumière qui filtre à travers les branches d’un arbre et la danse des feuilles sous l’effet du vent. La beauté ne se trouve pas que dans les paysages grandioses, mais aussi dans l’ordinaire. Le film Perfect Days (2023), réalisé par Wim Wenders, illustre parfaitement cette idée. Son protagoniste travaille comme employé chargé de l’entretien des toilettes publiques à Tokyo. Alors que son existence pourrait être perçue comme monotone ou sans attrait, il tire une sérénité et une joie de ses tâches répétitives en prêtant attention à des détails infimes, tels que la lumière qui tombe à un moment précis de la journée sur le carrelage ou le jeu des couleurs dans les produits d’entretien. Le rythme lent du film transforme la routine quotidienne en un rituel poétique et nous fait prendre conscience de la beauté présente autour de nous au quotidien que nous négligeons habituellement, comme le reflet des feux de circulation sur une route pluvieuse la nuit.
1.3 L’art transgressif peut dévoiler et sublimer des aspects du monde que l’on refuse habituellement de voir (expressionnisme figuratif, body horror)
Les cartes postales et les décors publicitaires mettent en évidence les aspects les plus présentables de notre monde. A l’inverse, l’art peut se comprendre comme un espace de liberté où est possible l’expression et l’exploration de l’obscène (étymologiquement, « hors scène »), c’est-à-dire ce que l’on préfère habituellement occulter et rejeter hors de notre champ de vision : la misère, la folie, la laideur et la perversité. Ainsi, le rapport esthétique au monde ne se limite pas à la beauté.
L’art moderne désigne une période de l'histoire de l'art qui a succédé à l’art classique en étant initiée par le réalisme (Courbet) et l’impressionnisme dans la deuxième moitié du XIXe siècle et s'est achevé au milieu des années 1950 en faisant place à l’art contemporain (avec la naissance du « pop art »). L’art moderne s’est notamment démarqué de l’art classique par la place plus centrale accordée à la représentation de parties moins reluisantes de la réalité. On peut par exemple penser aux peintures de Francis Bacon (du courant de l’« expressionnisme figuratif »), comme Trois études pour une Crucifixion (1962) et Autoportrait (1969), qui témoignent de son mal-être psychologique. On peut également songer au film Elephant man (1980) de David Lynch portant sur un homme atteint d’une maladie rare qui manifeste une difformité physique extrême.
Dans le film The substance (2024), Coralie Fargeat remet en cause les canons esthétiques habituels que subissent notamment les femmes dans l’industrie cinématographique et déploie une esthétique caractéristique du « body horror » (sous-genre de l’horreur), inspirée par Bacon et Lynch.
On peut également penser au reste de la filmographie de Lynch qui fait fréquemment surgir des éléments dérangeants au sein même de ce qui nous est familier. La séquence d’ouverture du film Blue Velvet (1986) illustre tout particulièrement cela en passant de la présentation d’une zone pavillonnaire idyllique à une focalisation sur les insectes qui rampent à la racine d’une pelouse soigneusement entretenue.
Dans la série Twin Peaks (1990), Lynch gratte le vernis superficiel d’une ville d’apparence paisible pour y faire apparaître le mal qui grouille et transpire. Dans Mulholland drive (2001) et Inland Empire (2006), il se concentre sur l'échec du rêve américain et sur la misère et la folie qui côtoient les stars sur l'avenue de la machine à rêve d'Hollywood. Il nous amène alors à nous demander combien y-a-t-il de cas d'échec dont on ne parle pas pour un seul cas de réussite que l’on célèbre. Le dévoilement peut ainsi prendre la forme de la désillusion.
Dans les films de David Cronenberg, le dévoilement de ce que l’on préfère d’ordinaire dissimuler ou oublier se porte sur l’intérieur des corps. Les crimes du futur (2022) dépeint une société qui célèbre les corps pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire de la chair, et où des mutations corporelles sont mises en scènes lors de performances artistiques et chirurgicales en public. Il nous rappelle que, derrière la couche superficielle de la peau du visage et des formes du corps, nous sommes avant tout constitué de d’os, de muscles et de nerfs. Les personnages se tatouent les organes et disposent d’un instrument portable qui leur permet d’observer leurs entrailles et celles des autres. Il ne leur apparaît pas plus étonnant d’être séduit par quelqu’un pour son beau foie ou sa belle rate que pour son beau visage.
L’art transgressif témoigne du fait que ce que l’on cache peut par ailleurs susciter la curiosité voire la fascination, comme celle du protagoniste de Blue Velvet lorsqu’il découvre un monde jusque-là insoupçonné au sein même de sa petite ville. En nous confrontant à des objets nouveaux mais faisant partie intégrante de la réalité, l’art forge notre sensibilité et peut nous amener à voir de la beauté là où on ne voyait que de la laideur. Poussant cette idée jusqu’à l’extrême dans Crash (1996), Cronenberg confronte le spectateur à un rapport au monde possible pour le moins déconcertant, à savoir un rapport érotico-esthétique aux accidents de voiture.
1.4 L’art cinématographique peut dévoiler le monde par un dépassement des limites sensorielles et émotionnelles (ciné-œil)
Le cinéma permet d’élargir notre expérience du monde en vivant par procuration des évènements variés éloignés de notre situation quotidienne, comme une guerre ou une rencontre amoureuse extraordinaire. En particulier, les films documentaires ou historiques, comme Agora (2009) d’Alejandro Amenábar, offrent des voyages vers d’autres époques et d’autres cultures, à condition d’être basés sur des données historiques et anthropologiques solides et de comporter une direction artistique (décors, costumes, maquillage) soignée.
Les œuvres cinématographiques permettent également d’élargir notre représentation du monde en dévoilant certains de ses aspects qui échappent aux limites biologiques de notre vision. C’est ce que soutenait Dziga Vertov, théoricien du « ciné-œil », qui considérait la caméra comme une extension des capacités sensorielles humaines et souhaitait créer un nouveau langage cinématographique affranchi de la narration littéraire. Dans son film expérimental L’homme à la caméra (1929), il tente de disséquer la vie urbaine grâce à des techniques de montage novatrices (surimpression, superposition, split-screen).
La caméra permet de passer là où l’œil ne passe pas (travelling dans des lieux exigus ou à travers les objets), comme dans Enter the Void (2010) de Gaspar Noé, et d’offrir des perspectives inédites grâce à des angles de vue (étroits ou larges), des angles de caméra (plongée et contre-plongée extrêmes) et des mouvements de caméra inhabituels, comme dans Citizen Kane (1941) d’Orson Welles.
Le cinéma peut aussi fragmenter, juxtaposer et réorganiser le temps et l’espace, grâce à des techniques de prise de vue (angles de caméra, mouvements de caméra, etc.) et de montage. Parmi les techniques de montage, on peut distinguer les techniques temporelles (slow motion, accéléré, timelapse, hyperlapse, freeze frame), stylistiques (surimpression, split-screen), de transitions (cut, fondu, volet, flou directionnel, etc.) permettant de passer d’un plan à un autre et les raccords qui assurent la continuité entre les plans.
2. L’art peut lever le voile des apparences comportementales, psychologiques et sociales
2.1 L’art peut dévoiler la vie intérieure qui se cache derrière notre apparence corporelle et nos actes (roman moderne et expressionisme)
Les états mentaux de chacun sont privés, inaccessibles aux autres et à l’étude scientifique. En effet, moi seul ai un accès direct à mes expériences vécues par introspection. Par exemple, un observateur extérieur ou un scientifique ne peut pas observer mon émotion de peur, mais seulement l’inférer indirectement à partir de l’observation de mon comportement de fuite et de mes expressions faciales ou des images cérébrales montrant des zones actives de mon cerveau. L’art est un moyen d’expression particulier qui favorise l’intersubjectivité. L’artiste eut être motivé à créer, non pas pour représenter la réalité extérieure, mais pour exprimer et partager sa subjectivité, notamment par l’intermédiaire de celle de ses personnages.
La vie mentale se fait selon un processus d'association d'idées où les représentations imaginaires et les souvenirs résonnent entre eux et se mêlent aux perceptions sensorielles, aux désirs et aux émotions (par exemple, telle perception évoque tel souvenir, lequel est associé à telle émotion qui amène telle représentation imaginaire, etc.). Au cinéma et en littérature, la reconstitution de la vie intérieure est alors rendue possible par l’usage d’une narration non linéaire qui retranscrit la succession des états mentaux plutôt que les évènements d'un point de vue externe.
Le « modernisme » est un courant littéraire qui a émergé au début du 20ᵉ siècle et se caractérise par une rupture avec les formes narratives traditionnelles et une exploration de la conscience des personnages. Le roman moderne utilise le flux de conscience, une technique d’écriture qui vise à représenter la pensée telle qu'elle se déroule dans l'esprit, souvent sans ponctuation ni structure syntaxique traditionnelle, en discours direct libre (discours direct du personnage sans ponctuation) ou indirect libre (le narrateur parle mais sa voix se fond dans celle du personnage), pour immerger le lecteur dans la subjectivité des personnages, souvent faite de pensées chaotiques et désordonnées. On retrouve par exemple cela dans Mrs Dalloway et To the Lighthouse de Virginia Woolf, Ulysse de James Joyce, Le Bruit et la Fureur de William Faulkner et Molloy de Samuel Beckett. Les modernistes utilisent également la technique du monologue intérieur qui se concentre davantage sur le discours intérieur d'un personnage, comme Albert Cohen dans Belle du Seigneur. Selon Edouard Dujardin, « Le monologue intérieur a pour objet d'évoquer le flux ininterrompu des pensées qui traversent l'âme du personnage au fur et à mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchaînement logique ».
Au cinéma, il est possible de retranscrire la vie intérieure d’un personnage avec une focalisation narrative interne (plutôt qu’externe ou qu’omnisciente), des plans en point de vue de caméra subjectif, des techniques telles que le dolly zoom (combine un mouvement de caméra avec un zoom dans la direction opposée pour créer une distorsion visuelle et signifier une prise de conscience soudaine ou un moment émotionnel intense) popularisé par Alfred Hitchcock pour retranscrire le vertige dans Sueurs froides (1958), des mouvements en caméra à l’épaule mais aussi l’usage de sons méta-diégétiques comme les battements de cœur dans Phenomena (1985) de Dario Argento.
Proches du flux de conscience, certains films utilisent également une narration non linéaire et un montage associatif (ellipses, flashbacks, boucles, etc.) qui retranscrivent les mouvements de la conscience, comme 8 1/2 (1963) de Federico Fellini et Miroir (1975) d’Andreï Tarkovski. 8 1/2 suit l’errance mentale de Guido Anselmi, un réalisateur en panne d’inspiration, tiraillé entre ses souvenirs, ses fantasmes, ses maîtresses et sa femme. Les séquences alternent entre la réalité (le tournage, l’industrie du cinéma, la pression de son entourage) et des rêveries, des flashbacks, des visions fantasmées sans logique chronologique. Il s’agit en réalité d’une mise en abîme mettant en scène la crise existentielle et artistique du réalisateur (Fellini) en train de réaliser son propre film (8 1/2). Dans Miroir, Tarkovski propose quant à lui une ballade poétique et contemplative nostalgique qui navigue entre les souvenirs et l’imagination d’un homme sur son lit de mort en train de reconstituer les moments clés de sa vie (son enfance, sa relation avec son fils, l'attente de son père, les événements de son siècle, son ex-femme et sa mère dont les visages se superposent pour illustrer la manière dont les souvenirs s'entrelacent, etc.), le tout s'accompagnant de la lecture de poèmes du père du réalisateur. Dans Lost Highway (1997) et Inland Empire de Lynch, la balade intérieure prend la forme du labyrinthe mental.
En peinture et au cinéma, le partage des états affectifs peut aussi passer par la présentation de l’environnement tel qu’il est perçu sous l’influence d’états affectifs, plutôt que tel qu’il existe objectivement ou tel qu’il est directement livré par les sens.
L’« expressionnisme » est un courant artistique (pictural, musical et cinématographique) apparu au début des années 1910 (suite à l’impressionnisme et au fauvisme) qui se caractérise par une volonté provoquer des états affectifs par une altération très marquée de l’environnement. Il s’agit le plus souvent d’émotions négatives qui sont le reflet d’une époque hantée par la menace de la Première Guerre mondiale. Les peintres expressionnistes utilisent des distorsions de formes agressives, des couleurs vives, et des compositions souvent troublantes ou dynamiques. Par exemple, dans Le Cri (1893), le précurseur de l’expressionnisme Edvard Munch représente l'angoisse de l'homme moderne par l'utilisation de lignes tourbillonnantes et de couleurs criardes.
L’Expressionnisme caractérise également certains films allemands des années 1920, comme Le Cabinet du docteur Caligari (1920) de Robert Wiene, qui usent d’une direction artistique (décors, costumes, maquillage) et d’une photographie (éclairage, composition, angles de caméra, échelle des plans, mouvements de caméra) très stylisées (décors penchés, éclairages exagérés, ombres très marquées, maquillages outranciers, angles de caméra inhabituels) pour exprimer les angoisses, la folie ou les tourments intérieurs des personnages.
Cela inspira ensuite de nombreux films que l’on peut qualifier de « néo-expressionnistes ». La déformation des éléments extérieurs qui témoigne de la vie affective des personnages se retrouve par exemple dans Videodrome (1983) de David Cronenberg. L’usage d’un éclairage irréaliste se retrouve tout particulièrement dans Suspiria (1977) de Dario Argento et dans Tokyo Fist (1995) de Shinya Tsukamoto.
Le film Edvard Munch (1974) de Peter Watkins condense ces deux approches en retraçant la vie du pionnier de l’expressionnisme dans un style qui rappelle le flux de conscience. Il prend la forme d'un faux documentaire historique reprenant des extraits des journaux intimes, lettres et notes personnelles de Munch en voix off et dans les dialogues. La narration, non linéaire, associe des scènes par thèmes émotionnels plutôt que par ordre chronologique et mêle souvenirs, événements historiques et réflexions introspectives, reflétant ainsi l'interconnexion des états mentaux. Les moments de création des différentes œuvres sont intercalés avec des événements antérieurs qui ont influencé et marqué Munch, notamment des expériences affectives (les décès de sa mère et de sa sœur sont évoqués à plusieurs reprises sous forme de flash-backs, d'hallucinations ou de rêve) et des rencontres intellectuelles ou artistiques expliquant son évolution. Par exemple, une scène de Munch enfant assistant à l'agonie de sa sœur est suivie d'une scène de l'adulte peignant L'Enfant malade et des scènes montrant le jeune Munch confronté aux enseignements religieux stricts de son père établissent un lien avec ses sentiments d'angoisse et de culpabilité à l'âge adulte. Le film met également en parallèle ses expériences amoureuses et les représentations de femmes dans des peintures comme Vampire. On assiste aussi à la difficile réception critique de ses œuvres à laquelle il a dû faire face, à son rejet du conservatisme bourgeois et à son retrait progressif de la vie sociale.
Pour exprimer l’état émotionnel des personnages, le cinéma peut encore avoir recours à d’autres procédés, notamment liés aux mouvements de caméra et au montage visuel et sonore. Dans Damnation (1987) de Béla Tarr, le rythme lent et la succession des travellings (déplacement de la caméra dans l’espace) contemplatifs épousent les thèmes du film, à savoir la monotonie et la mélancolie, en créant une atmosphère qui reflète les sentiments du protagoniste. David Lynch accorde quant à lui une attention particulière au montage sonore, notamment au sound design (création et manipulation des sons pour enrichir l’univers sonore du film), pour renforcer l’immersion et créer une ambiance d’étrangeté (distorsions auditives, introduction de bruits incongrus, etc.) qui reflète les tourments intérieurs des personnages. Sur le plan visuel et de manière plus symbolique, il met fréquemment en scène des éléments du décor ou des personnes dans l’environnement qui sont des manifestations de la vie intérieure des personnages et non des éléments ou des personnes réellement présentes. Dans Lost highway par exemple, l’insécurité affective, la jalousie et paranoïa du personnage sont données à ressentir par les vidéos anonymes qu’il reçoit. Son désir d'évasion et d'un nouveau départ se manifeste par un changement d’acteur au cours de l’histoire, tandis que son scrupule vis à vis des actions à venir est indiqué par le message reçu à l’interphone au début du film et sa culpabilité vis-à-vis des actions passées s’incarne par un personnage ayant une caméra (le « mystery man », incarnation de la conscience morale). Dans Inland empire, il utilise des techniques de montage visuel telles que le jump cut (discontinuité visuelle ou temporelle qui donne l'impression de sauter dans le temps ou l'espace) et le smash cut (transition abrupte entre deux scènes très contrastées en termes de contenu ou de ton, passant d'une scène calme à une scène intense, ou vice versa), pour refléter l’instabilité psychologique et la perte de repères du personnage.
2.2 L’art peut dévoiler ce que nous sommes derrière la couche superficielle de la conscience (surréalisme)
En tant qu’espace de liberté qui autorise l’expression et l’exploration de pulsions inconscientes et de fantasmes contraires aux conventions et à la morale, l’art peut être un moyen de dévoilement de soi, notamment des aspects plus sombres qui nous constituent et persistent par-delà le refoulement et la domestication sociale.
Le « surréalisme » est un mouvement artistique (pictural, littéraire et cinématographique) fondé au début du 20e siècle par le poète André Breton et basé sur l’exploration de l’inconscient. Les poètes surréalistes utilisent l’écriture automatique, technique littéraire consistant à écrire rapidement et spontanément, sans se soucier de la logique, de la grammaire ou de la structure narrative. L'idée est de laisser l'inconscient s'exprimer librement par association d’idées, de libérer la pensée de toute contrainte rationnelle, sociale ou morale.
Les peintres surréalistes comme Salvador Dalí avec La Persistance de la mémoire (1931) et René Magritte avec La lampe philosophique (1936) représentent des paysages oniriques et des objets déformés, symbolisant l’instabilité et l’étrangeté des pensées dans les rêves.
Dalí a contribué aux décors d’un scène de rêve dans le film La maison du docteur Edwardes (1945) d’Alfred Hitchcock. Le Surréalisme au cinéma s’incarne tout particulièrement dans les premiers films de Luis Buñuel comme Un chien Andalou (1929) co-réalisé avec Dalí, et influencera aussi ses œuvres ultérieures comme Le charme discret de la bourgeoisie (1972) et Le fantôme de la liberté (1974). L’exploration de l’inconscient se retrouve également dans les films oniriques de Federico Fellini, notamment dans La cité des femmes (1980) qui met en scène le rêve d’un séducteur où s’expriment ses fantasmes, ses contradictions, ses angoisses et sa culpabilité liée à son rapport aux femmes. Proche de cette thématique, le film Eyes wide Shut (1999) de Stanley Kubrick suit l’errance d’un homme suite à la révélation du fantasme de sa femme. Dans A Snake of June (2002), Tsukamoto filme l’environnement pluvieux comme un personnage à part entière qui contribue à l’ambiance sensuelle du film et matérialise les désirs refloués et leur libération progressive.
Le cinéma de David Lynch peut être qualifié de néo-surréaliste. D’abord, parce qu’il invite à la rêverie à travers l’omniprésence d’ambiances musicales planantes et irréalistes, comme dans Blue Velvet. Ensuite, du fait de l’importance accordée à l’exploration du fantasme et à la fascination pour la transgression, notamment dans Blue Velvet. Enfin, du fait de la place centrale accordée à la confusion entre rêve et réalité, notamment dans Mulholland drive. La première partie du film met en scène le rêve d’une femme dans lequel s’expriment son désir amoureux (renversement du rapport de pouvoir dans la relation), sa déception liée à son échec professionnel (par cognition motivée, l’échec est attribué à une conspiration de producteurs), sa crainte du déclassement social (le sdf), son désir de vengeance puis son remords et son désir d'empêchement de l'acte (incompétence des tueurs à gage), sa culpabilité et sa crainte de la sanction (poursuite par les détectives), ainsi que sa condamnation morale (le personnage du cowboy) et son désir de suicide (vue de sa propre mort dans le rêve). Lynch met ainsi à nouveau en scène des évènements, des personnages et des objets qui représentent des états mentaux, ici inconscients.
2.3 L’art cinématographique peut dévoiler les interactions sociales comme étant elles-mêmes constituées de jeux d’apparences (cinéma réflexif)
L’immersion du spectateur dans la fiction suppose généralement que celui-ci oublie qu’il s’agit d’une fiction. Une règle classique du cinéma consiste ainsi à éviter que le regard des acteurs croise la caméra. Mais certains films brisent volontairement le quatrième mur : les acteurs fixent la caméra, comme si le spectateur était un acteur faisant partie de la fiction. Le film Les funérailles des roses (1969) de Toshio Matsumoto va plus loin en intégrant dans la fiction des passages documentaires d’interview des acteurs hors de leur rôle à propos de leur personnage ainsi que de personnes réelles à propos de leur vie qui ressemble à celle des personnages.
Certaines œuvres cinématographiques brisent également l’illusion en se dévoilant comme fiction par la révélation des coulisses du tournage (apparition à l’image des dispositifs d’éclairage, des caméras, du metteur en scène, etc.). C’est ce que l’on retrouve par exemple dans Les funérailles des roses mais aussi dans Inland Empire de Lynch.
Inland Empire commence par la présentation d’un personnage devant son poste de télévision. Elle assiste à une série télévisée dans laquelle un personnage joue elle-même dans un film. Et l’actrice du film dans le film est victime d'une confusion entre son personnage (de la fiction dans la fiction) et la réalité (dans la fiction), notamment concernant sa relation amoureuse avec l'acteur lors du tournage. Lynch semble s’inspirer du film L’Homme à la caméra (1929) qui commence par la présentation d’une salle de cinéma dans laquelle des spectateurs vont assister à la projection du film que nous sommes en train de voir.
La mise en abîme se poursuit lorsqu’en son sein un opérateur apparaît en train de filmer. On se rend compte que les images du film que nous regardons le reste du temps sont celles filmées par l’opérateur du film dans le film, constitutives du film. L’enchâssement s’étend alors sur trois niveaux : nous regardons un film dans lequel des spectateurs regardent un film dans lequel un opérateur observe le monde à travers sa caméra pour tourner un film. Il s’agit toutefois d’un seul un même film, documentaire de sa propre projection et fabrication.
Le cinéma réflexif rompt ainsi l’illusion en rappelant au spectateur qu’il assiste à une œuvre de fiction : les personnes à l’écran sont des acteurs et les images à l’écran sont des représentations que le réalisateur a choisi de montrer. Par analogie, il dévoile alors du même coup la nature de nos interactions. Le sociologue Erving Goffman (1922-1982) utilise la métaphore de la représentation théâtrale pour décrire les interactions sociales, où nous sommes à la fois acteurs et spectateurs. Il reprend ainsi, l’idée de William Shakespeare qui écrivait : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ». Les individus, tels des acteurs, accomplissent des performances, c’est-à-dire manient plus ou moins consciemment les apparences pour influencer l’image qu’ils renvoient aux autres. La mise en scène renvoie à l’organisation globale et comprend les caractéristiques physiques, les vêtements et accessoires, ainsi que le décor (environnement matériel constitué d’objets) qui accompagnent la performance. Le but est de garder la face, c’est-à-dire de satisfaire un désir plus ou moins conscient de reconnaissance : il s’agit d’avoir une image acceptable voire positive auprès des autres, d’être estimé, d’être socialement accepté et apprécié, ou au moins d’être respecté et d’éviter le discrédit. Un rôle social est un modèle de conduites considérées comme appropriées, ensemble des comportements socialement attendus d'une personne en fonction de son statut et du contexte social. Chacun passe sa vie à jouer des rôles, comme le suggère le film The Truman show (notamment la scène finale). Par exemple, au sein d’une même journée, quelqu’un peut passer d’un professeur à un invité chez des amis, à un client dans un magasin, à un élève dans un cours de piano, à un voisin, à un père, à un chanteur dans un groupe de rock et enfin à un époux. Goffman précise qu’à toute scène correspond une coulisse. Ex : en passant de la salle de réception d’un grand restaurant à la cuisine, le serveur peut enlever son masque de serveur et faire une blague vaseuse à ses collègues. Et toute coulisse relativement à un public peut être une scène relativement à un autre. Par exemple, la salle des profs est une coulisse pour le rôle de prof mais une scène pour celui de collègue, la maison une coulisse pour le rôle de prof et de collègue mais une scène pour celui de père et de mari, la chambre une coulisse pour le rôle de père mais une scène pour celui de mari.
En se dévoilant lui-même comme fiction, l’art cinématographique permet ainsi de lever le voile des apparences que l’on renvoie à autrui par le port de masques sociaux qui composent notre identité sociale, derrière laquelle se cache notre identité psychologique (ce que l’on est réellement, notamment nos dispositions mentales conscientes et réflexives ou non). Au-delà de la forme du film, c’est précisément le thème traité par Les funérailles des roses, dont les personnages questionnent les conventions sociales, en particulier les rôles de genre (« homme » et « femme »). Ces derniers sont compris comme des ensemble d’attentes sociales (concernant les gestuelles, les goûts, les tenues vestimentaires, les coupes de cheveux, les pratiques, etc.) imposées aux individus sur la base de leur sexe (mâle ou femelle, en considérant rarement l’existence des intersexes), lesquels les intériorisent au cours de la socialisation (au point de les considérer comme naturelles, innées) ou doivent faire semblant d’y correspondre pour éviter d’être stigmatisés (et donc de subir notamment des discriminations à l’embauche, du harcèlement et des violences physiques). On retrouve également cette thématique dans les œuvres de Lynch qui présentent fréquemment des personnages en questionnement identitaire ou en décalage avec les attentes sociales.
3. L'art invite à un rapport de dévoilement actif du monde et de soi-même
3.1 L'art ne s'adresse pas qu'aux émotions mais peut aussi inviter à réfléchir sur le monde (art conceptuel, roman philosophique)
Deux différences essentielles semblent distinguer les sciences et la philosophie d’un côté, et les arts de l’autre. Premièrement, contrairement aux représentations scientifiques et philosophiques du monde, les représentations artistiques se passent de justification et ne prétendent donc pas à la connaissance. Cependant, cela n'implique pas pour autant que l’art s’adresse exclusivement à la sensibilité : il peut donner matière à réfléchir. Deuxièmement, les concepts et théories scientifiques et philosophiques sont le plus souvent générales, tandis que l’art traite de situations particulières. Par exemple, tandis que la sociologie tente d’expliquer les mécanismes qui expliquent la reproduction des inégalités sociales, quand Honoré de Balzac écrit Le Père Goriot, il présente la situation particulière de personnages qui vivent ces inégalités. Néanmoins, cela n’implique pas que l’art ne puisse pas initier une interrogation ou permettre la prise de conscience d’une réponse possible (pouvant pas ailleurs être justifiée par les sciences ou la philosophie), car la représentation de cas particuliers peut suggérer ou illustrer des problèmes, des thèses et des concepts généraux. Les descriptions minutieuses de la société du XIXe siècle effectuées par Balzac dans ses romans ont d’ailleurs influencé la naissance de la sociologie.
« L’art conceptuel » (Kosuth, Bochner, Huebler, Barry et Wiener), courant de l’art contemporain, suggère que l’objet matériel a moins d’importance que l’idée générale qu’il représente. Il propose une dématérialisation de l’art et considère que l’œuvre n’a pas besoin d’être finie (une esquisse est suffisante) pour être réussie. Joseph Kosuth, avec One and Three Chairs (1965), questionne la nature du langage en plaçant une chaise réelle, une photo de la chaise et une définition du mot « chaise ». Dans son essai Art after Philosophy, l’artiste soutient que l'esthétique est un élément dispensable qui camoufle l'art pur.
Finalement assez proche de cette perspective, La fontaine de Duchamp mentionnée précédemment a pour enjeu de faire réfléchir le spectateur à la définition de l’art : Qu’est-ce qui distingue l’art du non-art ? Suffit-il qu’un objet soit signé et exposé dans un musée pour être une œuvre d’art ? De même, La Trahison des images et la Condition humaine I de Magritte nous invitent à questionner le rapport en art et réalité.
Pour prendre un exemple plus commun, on peut analyser la manière dont le film La zone d’intérêt (2023) de Jonathan Glazer permet d’illustrer trois concepts centraux en philosophie morale ou psychologie sociale :
https://www.senscritique.com/film/la_zone_dinteret/critique/302513377
Je propose également d'autres analyses.
Le sens de la vie : https://www.senscritique.com/film/la_femme_des_sables/critique/299945082
Le désir de reconnaissance : https://www.senscritique.com/film/persona/critique/290320578
L'identité personnelle : https://www.senscritique.com/film/le_prestige/critique/287006426
L’art peut même présenter des cas particuliers qui échappent aux classifications habituelles et bouleversent nos représentations du monde, nous amenant ainsi à revoir nos classifications et concepts généraux. Par exemple, le film Titane (2021) de Julia Ducournau dépeint une histoire monstrueuse qui ne semble rentrer dans aucune catégorie habituelle et vient brouiller la frontière du genre (le personnage principal peut-il rentrer dans la catégorie « homme » ou « femme » ?), de l’humanité (avec sa pièce en métal dans le cerveau, est-il encore humain ? à partir de quel seuil de modification par la technologie un être cesse-t-il d’être humain ?) et des relations sociales (quelle est la nature de la relation qu’il entretient avec la personne qui le recueille ? peut-elle rentrer dans les catégories habituelles de parentalité, de partenaire amoureux, d’amitié, d’intérêt réciproque, etc. ?).
3.2 L'art peut inciter à agir pour se changer soi-même et changer le monde en vue d’une émancipation individuelle ou collective (dystopie, art engagé, image complexe et cinéma-réflexif)
Par la représentation d’autres mondes, l’art permet de révéler le fait que notre société (avec son organisation et ses conventions) pourrait être autrement, de rendre saillants certains de ses aspects critiquables ou d’anticiper certaines de ses dérives futures possibles.
C’est tout particulièrement le cas des dystopies, comme celles que proposent les romans Le meilleur des mondes (1931) d’Aldous Huxley, 1984 (1949) de George Orwell et Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, ou encore les films Metropolis (1927) de Fritz Lang, Brazil (1985) de Terry Gilliam, The Lobster (2015) de Yórgos Lánthimos et Antiviral (2012) de Brandon Cronenberg.
C’est aussi le cas de l’« art engagé » qui critique plus directement certains aspects de nos sociétés. En 2012, l’artiste Russe Iotr Pavlenski accomplit une performance artistique consistant à se coudre la bouche pour dénoncer la restriction de la liberté d’expression. En 2013, entièrement nu, il se cloue les testicules sur les pavés de la place Rouge, performance qui constitue « une métaphore de l'apathie, de l'indifférence et du fatalisme politique de la société russe contemporaine ».
Dans ses films tragi-comiques, Roy Andersson crée une succession de tableaux vivants mettant en scène des situations banales de la vie quotidienne qui révèlent implicitement des problèmes sociaux. et existentiels. Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence (2014) présente une succession de 39 sketchs où des personnages anonymes aux teints blafards errent en étant désengagés, purement spectateurs de leur propre vie et du monde, dépourvus d’empathie et de culpabilité face aux injustices et à la souffrance des autres, incapables de se comprendre et de communiquer autrement qu'en exécutant des scripts préétablis pour vendre des gadgets et des farces. Il nous invite à prendre conscience de notre propre passivité et critique certains aspects de la société contemporaine qui sont sources d’aliénation sociale et psychologique, c’est-à-dire qui rendent les individus étrangers les uns aux autres et à leur propre vie. Chaque scène, qu’il qualifie d’image complexe, est tournée en plan fixe et sans point focal précis pour inviter le spectateur à sortir de la passivité en engageant la réflexion et en cherchant ce qui est important et pourquoi, le transformant peu à peu en observateur attentif de la vie sociale et en agent impliqué dans le monde qui peut participer activement à l’amélioration de la société. Son cinéma prend le contre-pied du divertissement offrant comme remède à la monotonie quotidienne l'illusion de l'action par l'identification du spectateur aux situations à l’écran, mais ne faisant en réalité que maintenir et prolonger notre passivité.
Nous avons vu (2.3) que le cinéma réflexif rompt l’illusion et rappelle au spectateur qu’il assiste à une œuvre de fiction, en brisant le quatrième mur (les acteurs regardent la caméra et s’adressent au spectateur) ou en montrant l’envers du décor. Selon le dramaturge Bertolt Brecht (1898 1956), le but principal de cette distanciation est de sortir de la passivité en lui permettant de conserver un esprit critique et d’observer activement la pièce comme un phénomène à analyser, afin de réfléchir aux questions politiques et sociales soulevées. L'enjeu est politique : si le spectateur réalise que l’œuvre est un artifice, il comprend plus facilement que la société elle-même est faite de rôles sociaux aliénants, de conventions injustes et de rapports de domination que l’on peut transformer.
3.3 L’art suggère un horizon de sens plutôt qu’il ne communique (cinéma expérimental, art abstrait)
En philosophie du langage et en linguistique, on distingue le signe et le référent. Le référent renvoie aux objets auxquels réfèrent le signe. Le philosophe Charles Sander Peirce (1857 1914) distinguait trois types de signes :
(1) L’indice, signe qui a un rapport causal avec son référent. Ex : la fumée est l’indice du feu ; les traces de pas sont l’indice qu’une personne est passée par là ; les sourcils froncés sont l’indice de la colère.
(2) L’icône (physique ou conceptuelle), signe qui a un rapport de ressemblance (physique ou conceptuelle) avec son référent. Ex : le pictogramme d’un vélo pour la piste cyclable ; les onomatopées comme « cocorico » qui imitent un bruit réel ; les icones sur un bureau d’ordinateur comme la corbeille ; une photographie est une icône de l’objet photographié ; un plan géographique est une icône d’un territoire. La plupart des métaphores sont des icones, comme par exemple la « nappe blanche » pour désigner la neige.
(3) Le symbole, signe qui a un rapport purement conventionnel au référent (il dépend d’une culture). Ex : la colombe qui symbolise la paix ; les signaux routiers (feu rouge, feu vert) ; les drapeaux.
Les mots (sauf exception) sont des symboles. Par exemple, il n’y a aucun rapport entre l’idée de chaise et le mot « chaise » ; cela découle d’une histoire culturelle particulière ; on aurait très bien pu l’appeler « table » ou « avion ».
En plus du signe et du référent, Peirce distinguait aussi l’interprétant, la représentation mentale que produit le signe (à propos de l’objet auquel il réfère). Ex : la fumée engendre un interprétant qui est la représentation mentale d’un feu. Dans One and Three Chairs Joseph Kosuth distingue le mot « chaise » (symbole), la représentation mentale de la chaise (interprétant) ou la représentation photographique de la chaise (icone) et la chaise réelle (référent).
L’art est une configuration complexe d’indices, d’icônes et de symboles. Par exemple, on retrouve souvent des indices dans les films, comme des ombres qui signifient la présence d’une menace hors champ. On y voit également des icones-métaphores conceptuelles, comme le fait que des personnages empruntent des routes différentes à un croisement qui signifie leur séparation amicale, comme la pluie qui signifie la libération des pulsions dans A Snake of June ou encore comme le mur qui sépare le jardin du camp dans La zone d’intérêt qui signifie le cercle de considération moral. On y trouve enfin des symboles, comme le rouge qui signifie la colère ou l’amour.
Mais la spécificité du signe artistique est qu’il suggère un horizon ouvert d’interprétants. Contrairement à la communication du langage qui consiste à utiliser des signes (symboles) pour transmettre des interprétants généralement univoques et stabilisés à propos de référents clairement identifiables, l’art livre des signes (icones et symboles) qui ne font que suggérer des interprétants possibles. Il laisse ainsi une place à l’interprétation du spectateur. Comme le soutient Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte (1962), les œuvres d’art ne sont pas terminées une fois produites, mais existent véritablement lors de la rencontre avec le public, et poursuivent leur existence par son appropriation. Leur sens n’est pas déjà constitué et fixé, mais dépend au moins en partie de l’interprétation et de l’appropriation qu’en font les spectateurs en fonction de leur vécu et vision du monde. Le spectateur n’est pas un simple récepteur passif mais intervient activement en tant que co-créateur de l’œuvre, ou au moins de son sens.
Le genre du « cinéma expérimental » et le courant pictural de l’« art abstrait » peuvent se comprendre comme une radicalisation de cette ouverture, en invitant le spectateur à projeter sa propre subjectivité sur les œuvres. On peut par exemple penser au court-métrage Meshes of the Afternoon (1943) réalisé par Maya Deren et Alexander Hammid et à Inland Empire de Lynch, ainsi qu’aux tableaux Jaune-Rouge-Bleu (1925) de Wassily Kandinsky et Number 11 (1952) de Jackson Pollock.
L’art véritable se distingue du divertissement en évitant deux écueils : d’une part, n’être qu’une forme décorative sans contenu significatif, et, d’autre part, se réduire à délivrer explicitement un message figé. Dans cette perspective, certains films sont des œuvres d’art car ils ne se contentent ni de flatter les sens, ni de raconter une histoire par un scénario-récit, mais suggèrent plusieurs niveaux de lecture par la direction artistique, la photographie (éclairage, composition, angles et mouvements de caméra, etc.) et le montage. Les analyses de films proposées précédemment, en particulier ceux de David Lynch, sont alors avant tout des interprétations. Il est ainsi possible de revoir certains films plusieurs fois au cours de sa vie en les percevant et en les interprétant de manière différente.
L’œuvre est un reflet de soi-même dans laquelle chacun voit ce qu’il est capable de voir. Cela explique par exemple que, face à des œuvres cinématographiques comme celles d’Andreï Tarkovski ou de Béla Tarr, certains font l’expérience de films ennuyeux et d’autres d’une profondeur captivante. « [L]e même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours » Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse de la vie.
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