Ce commentaire prolonge la réflexion sur les jeux de rôles entamée ici :
https://www.senscritique.com/film/the_truman_show/critique/287006599
Le désir de reconnaissance occupe une place importante dans la psychologie humaine et a sans doute motivé de nombreux accomplissements historiques (créations artistiques, avancées scientifiques, exploits sportifs, conquêtes militaires, etc.). Il pourrait constituer une caractéristique psychologique innée qui découle de la sélection naturelle (processus dépourvu de but au cours duquel les individus ayant des caractéristiques - aléatoire génétique - qui augmentent les chances de survie et de reproduction dans un environnement physique, social et culturel à un moment donné - aléatoire de la situation - transmettent leurs gènes associés à ces caractéristiques aux générations suivantes, lesquels se généralisent) : le fait d’avoir une bonne réputation a augmenté les chances de survie en bénéficiant des fruits de la collaboration et les chances de reproduction grâce à l’augmentation de l’attractivité sexuelle (ces avantages adaptatifs en découlent sans être recherchés).
La recherche de reconnaissance passe par la gestion de l’image que l’on renvoie dans nos interactions avec les autres et son obtention suppose généralement de jouer des rôles sociaux, c’est-à-dire de s’adapter aux attentes sociales liées à notre statut et à la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Le désir de reconnaissance peut être parfois inconscient (ne peut pas facilement entrer en conscience immédiate), non conscient (n’entre pas actuellement en conscience immédiate mais pourrait y entrer), conscient mais non réflexif (en conscience immédiate mais non accompagné de réflexivité) ou conscient et réflexif.
La gestion de l’image de soi que l’on renvoie dans nos interactions quotidiennes pour obtenir la reconnaissance peut également être plus ou moins consciente (on peut avoir plus ou moins conscience de jouer un rôle). Autrement dit, le désir de reconnaissance peut engendrer des actes plus ou moins conscients.
La reconnaissance peut prendre différentes formes selon les individus, les groupes et les cultures : l’acceptation, l’approbation, l’appréciation, l’honneur, l’estime, la gloire, le prestige ou encore l’admiration. Selon une première distinction, certaines formes de reconnaissance concernent davantage le soi comme membre d’une communauté et d’autres le soi comme individu singulier. Selon une autre distinction, certaines renvoient davantage au simple fait d’exister aux yeux d’autrui et d’autres à la valeur attachée à notre existence (la première étant la condition de la seconde).
Chacune de ces formes de reconnaissance peut être recherchée pour elle-même (désir final de reconnaissance) ou en tant que simple moyen d’obtenir autre chose (désir instrumental de reconnaissance), tel que l’estime de soi ou des bénéfices matériels. Quand la reconnaissance est désirée pour elle-même, elle peut avoir pour effet d’obtenir des bénéfices (et cette obtention peut renforcer le désir de reconnaissance par renforcement positif) mais ces bénéfices ne sont pas recherchés. Evidemment, il est possible d’agir en ayant une pluralité de motivations, notamment un désir final de reconnaissance accompagné d’un désir instrumental de reconnaissance en vue d’un autre désir final. Il peut aussi arriver que la reconnaissance joue un rôle motivationnel sans qu’elle soit recherchée : les actions ayant pour effet d’obtenir de la reconnaissance peuvent devenir habituelles (conditionnement opérant et renforcement positif) sans être motivées (consciemment ou non) par un désir de reconnaissance.
On peut distinguer différentes manières de jouer des rôles sociaux en fonction des différentes formes de reconnaissances recherchées et des différents processus motivationnels dans lesquels elle s’inscrit (il s’agit seulement d’une liste d’idéal-types non exhaustive, et la porosité ainsi que le passage de l’un à l’autre sont possibles) :
(a) Le conformiste joue avec sincérité pour être reconnu comme membre de la communauté :
Le conformiste suit scrupuleusement les usages en vigueur, s’adapte à ce qui est conventionnellement approprié compte tenu de son statut et de la situation sociale. Cela n’implique pas l’absence de différenciation, car la société est constituée de nombreux sous-groupes d’appartenance, notamment de positions sociales différentes, qui donnent lieu à des socialisations différentes. Le conformiste peut ainsi se manifester sous les traits du marginal, qui est en décalage avec les attentes générales de la société. D’ailleurs, l’incapacité à obtenir la reconnaissance en suivant les voies traditionnellement prévues et admises par la société en général peut pousser les individus à l’obtenir dans des groupes marginaux, quitte à subir une stigmatisation sociale externe, comme la mafia dans Les affranchis (1990).
Le conformiste a généralement la sensation d’être lui-même en faisant ce qu’il est censé faire. La sincérité renvoie au fait de s’identifier au rôle qu’on est en train de jouer. Les acteurs sincères sont « pris à leur propre jeu » et « croient en l’impression produite par leur représentation », selon les mots du sociologue Erving Goffman (1922-1982). L’identification est possible lorsque l’acteur joue consciemment en vue du désir d’être reconnu comme membre de la communauté. Mais elle intervient le plus souvent lorsque l’acteur oublie qu’il joue un rôle social et incarne spontanément les conventions sociales dans sa conduite.
L’image que le sujet a de lui-même (contenu d’une représentation subjective) émerge et se développe au cours des interactions sociales. En effet, les jugements d’autrui qui l’informent sur les rôles dans lesquels il est crédible favorisent son identification à ces rôles par lesquels il tend alors à se définir.
Le sujet (ensemble objectif de propriétés corporelles et mentales) émerge et se développe au cours des interactions sociales. En effet, la pratique d’un rôle, comme celui de militaire, favorise l’intériorisation des croyances, désirs, émotions, goûts et gestuelles qui y sont attachés. Comme le soutient Erving Goffman, « à la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes » La mise en scène de la vie quotidienne. Au fur et à mesure qu’ils sont intériorisés au cours du temps, les rôles peuvent être joués de manière inconsciente pour naviguer dans les différentes situations sociales en suivant des schémas de comportements routiniers et quasi automatiques. « La facilité avec laquelle les acteurs mènent à bien, sans avoir besoin d’y réfléchir, et, malgré tout de façon conséquente, ces routines conformes aux normes, signifie non pas qu’il n’y a pas eu de représentation, mais tout simplement que les participants ne se sont pas rendu compte qu’il y en avait une » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Selon le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002), la société (structures objectives) est durablement intériorisée au sens d’incorporée (plutôt que comprise) sous la forme d’un habitus : ensemble de dispositions (structures subjectives) qui guident les perceptions, sentiments, langages, comportements, classifications, goûts et valeurs des individus. Les dispositions fonctionnent comme des schèmes d’action et de perception, des manières spontanées de penser, de percevoir, de catégoriser le monde d’une certaine manière ajustés aux milieux fréquentés communément, permettant de s’y sentir adapté, de s’y repérer, d’y trouver sa place et de situer les autres, de saisir ce qui est attendu de soi, d’anticiper les comportements des autres, etc. Cela rend possible un sens pratique, une compréhension spontanée de ce qu’il faut faire et des actions appropriées, rapides et efficaces dans le champ social dont l’habitus est le reflet. Dans cette perspective, nous jouons tous des « rôles » mais ce n’est jamais vécu comme un rôle : il n’y a pas de distance entre « l’acteur » et « le rôle » qui permettrait de « prendre conscience » du rôle. C’est pour cela que les rôles peuvent nous sembler naturels, innés.
En réalité, identification (image de soi) et investissement (donc construction de soi) vont de pair : plus autrui approuve mon jeu de rôle, plus j'ai tendance à m'y identifier et à agir en conformité avec lui. A l’inverse, la non reconnaissance tend à diminuer l’identification au rôle et l’investissement dans le rôle. Et ces deux processus se renforcent mutuellement : plus j'agis en conformité avec un rôle, plus j'ai tendance à m'identifier à lui, tandis que, réciproquement, plus je m’identifie à un rôle, plus j'ai tendance à agir en conformité avec lui. Les individus peuvent ainsi finir par coïncider subjectivement et objectivement avec leur rôle, sans aucune distance.
Dans le roman La Chute (1956) d’Albert Camus, la prise de conscience du fait que la vie en société est un spectacle permanent est vécue par Clamence comme une malédiction dans un monde où les autres pensent qu’ils ne jouent pas. « Sans doute, je faisais mine, parfois, de prendre la vie au sérieux. Mais bien vite, la frivolité du sérieux lui-même m’apparaissait ». Clamence trouve alors un réconfort dans le sport et le théâtre où tout le monde sait qu’il est en train de jouer en obéissant à des règles conventionnelles parfois arbitraires.
(b) Le manipulateur joue avec cynisme pour obtenir une reconnaissance dont il veut tirer profit :
La réussite des performances implique que le public croit que l’acteur est sincère et que les choses sont bien ce qu’elles ont l’air d’être (l’acteur peut même prétendre que le rôle qu’il joue au moment où il le joue est celui auquel il s’identifie le plus), mais cela n’implique pas que l’acteur y croit lui-même. Le cynisme désigne chez Goffman l’état d’incrédulité des acteurs qui ne s’identifient pas à leur rôle, comme celui qui joue le rôle d’élève modèle avant le conseil de classe pour obtenir une bonne remarque, l’agent d’accueil qui sourit à ses clients tout en les méprisant intérieurement, ou encore l’espion qui joue un rôle adapté au champ qu’il tente d’investir.
Contrairement au conformiste, qui s’identifie sincèrement aux attentes sociales, le manipulateur instrumentalise les conventions pour obtenir une reconnaissance dont il peut tirer profit. Comme le séducteur, il utilise la mascarade, l’art de manipuler les apparences par l’usage de faux-semblants, pour parvenir à ses fins. Le faux-semblant est une application spécifique de la performance où l'individu sélectionne les traits qu’il veut montrer et dissimule ceux qui le desservent. « Le faux-semblant est une application particulière de l’art de manipuler les impressions, fondamental pour la vie sociale, grâce auquel l’individu exerce un contrôle stratégique sur les images de lui-même » Goffman, Stigmate. On peut par exemple penser aux aristocrates dans Les Liaisons dangereuses (1988) de Choderlos de Laclos, notamment à la lettre XXI dans laquelle Valmont raconte à la marquise de Merteuil que, se sachant épié, il a feint la générosité pour obtenir les faveurs de Madame de Tourvel. « Vous vous souvenez qu’on faisait épier mes démarches. En bien, j’ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique, et voici ce que j’ai fait. J’ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours ». De même, dans le film Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick, le personnage de Redmond Barry, issu d’un milieu modeste, cherche à grimper les échelons de la société aristocratique du XVIIIᵉ siècle en utilisant la tromperie. Par exemple, lorsqu’il séduit Lady Lyndon, il s’efforce de projeter l’image d’un homme respectueux et noble, dissimulant ses motivations opportunistes. Son mariage avec elle n’est pas une fin en soi, mais un moyen de s’assurer une position de pouvoir.
Le manipulateur peut aussi être un hypocrite qui recherche ce qui lui est profitable en feignant d’offrir aux autres la reconnaissance qu’ils recherchent. Dans Le Misanthrope (1666), Molière livre une satire d’une société où les rapports sociaux sont superficiels car fondés sur l’hypocrisie. Le personnage Alceste cherche à établir des relations sincères et déplore le « commerce honteux de semblants d’amitié », tandis que son entourage (Célimène, Philinte, Oronte, etc.) se livre volontiers à un jeu de dupe en multipliant courtoisies et flatteries pour se ménager places, faveurs ou protections. Dans Les Illusions perdues (1837-1843), Honoré de Balzac met en scène le jeune Lucien, plein de rêves littéraires, qui quitte sa province pour tenter sa chance à Paris. Rapidement, il se compromet en découvrant la réalité impitoyable de la vie mondaine où la réussite dépend moins du génie que du talent pour manier les apparences, flatter les bons réseaux et entretenir des relations avantageuses.
(c) Le provocateur agit en décalage avec les attentes sociales pour obtenir la reconnaissance de son existence :
La reconnaissance concerne d’abord et avant tout le fait même d’exister aux yeux d’autrui. Il s’agit d’obtenir la confirmation de son existence par une conscience étrangère : j’existe car je suis objet de regard et de pensée. Cette forme de reconnaissance est la condition préalable à la reconnaissance de notre valeur. L’importance de la première est telle qu’elle peut être recherchée au détriment de la deuxième, voire grâce au sacrifice de la deuxième : le provocateur agit en décalage avec les attentes sociales pour attirer l’attention d’autrui et obtenir ainsi une reconnaissance d’existence, quitte à susciter la haine ou la moquerie. Il est plus aisé d’être indifférent au rejet, à l'opinion que les autres ont de nous, qu’au déni, au manque de reconnaissance de notre existence même, comme en témoigne le narrateur des Notes d'un souterrain (1864) de Dostoïevski, prêt à accepter les situations les plus humiliantes tant qu’on le remarque. Il rencontre par exemple un officier qui feint de ne pas l'apercevoir. Il rêve de se battre avec lui, tout en sachant qu'il serait facilement vaincu. Lorsqu'ils se rencontrent dans la rue et que le narrateur se met ostensiblement sur son chemin, l'officier refuse le conflit : « Il m'a pris aux épaules et, sans un mot d'avertissement ou d'explication, m'a fait changer de place, puis il est passé, comme s'il n'avait même pas remarqué ma présence ».
(d) L’ambitieux joue pour être admiré ou reconnu comme meilleur que les autres :
La reconnaissance de sa valeur constitue par elle seule une rétribution, de type symbolique, parfois plus importante dans la motivation que la rétribution matérielle (ex : salaire, primes). Si l’ambitieux semble motivé par la rétribution matérielle, l’importance de celle-ci dépend souvent de sa dimension symbolique. Ex : le fait de posséder du pouvoir et une belle voiture est généralement au moins en partie souhaité en tant que moyen d’obtenir de la reconnaissance. La recherche de reconnaissance peut alors prendre la forme de stratégies de distinction sociale que Bourdieu présente comme une manière d’exprimer son appartenance à la classe sociale dominante, par exemple par le fait d’aller à l’opéra, de pratiquer le golf ou de consommer des objets de luxe (ce que Thorsten Veblen appelle la consommation ostentatoire, dont la fonction est proche de celle du don dans les sociétés traditionnelles étudiées par l’anthropologue Marcel Mauss). Les individus placés dans des conditions de socialisation comparables ont des habitus proches, partagent un même habitus de classe : ils connaissent et apprécient des choses en commun, ont une manière commune de parler, etc. On peut déterminer statistiquement à quelle classe appartient une personne à la façon dont elle marche, parle, à partir de ce qu’elle fait, apprécie, pense et dit. Les dispositions sont liées entre elles en des styles de vie hiérarchisés en fonction des positions sociales qu’elles reflètent. Les pratiques signalant une appartenance à la classe dominante peuvent être spontanément adoptées en étant perçues comme allant de soi parce qu’elles sont enracinées dans l'habitus, mais sont parfois affichées en fonction d’un désir (conscient ou non) d’exprimer son appartenance à la classe dominante. La notion de distinction renvoie à l’origine à la bourgeoisie tentant de mimer les pratiques de la noblesse, classe dominante de l’époque, pour se distinguer des classes moyennes et populaires, ce que Molière a mis en scène de manière comique dans sa pièce Le bourgeois gentilhomme (1670). La reconnaissance recherchée par l’ambitieux est le capital symbolique, le prestige lié à la possession de différents capitaux (économique, social, culturel) dont dépend notre position sociale, perçus comme des signes témoignant de notre valeur personnelle. Dans le film humoristique Mon oncle (1958), Jacques Tati met en scène Monsieur Hulot, un personnage dont l’authenticité contraste avec les attitudes de sa sœur. Celle-ci entretient soigneusement une façade visant à renvoyer une image de réussite sociale, notamment grâce à une maison remplie de gadgets et une fontaine de jardin qu’elle met en route à l’arrivée de chaque invité.
Tel un miroir dans lequel se contempler, autrui est un intermédiaire du rapport réflexif à soi-même : envoyer une image à autrui permet de se la renvoyer. La reconnaissance de notre valeur par autrui apparaît comme une confirmation de celle-ci : je suis estimable car estimé. C’est pourquoi l’ambitieux peut rechercher l’admiration en tant que moyen d’obtenir la reconnaissance de lui-même. Il peut être plus particulièrement un orgueilleux qui cherche à confirmer l’image qu’il a de lui-même comme étant meilleur que les autres, ou un carentiel dont le désir d’admiration cache un sentiment d’insécurité et un manque d’estime de soi. Dans la pièce Richard III de Shakespeare (1591), la soif de pouvoir du personnage éponyme masque ainsi un sentiment d'infériorité et un dégoût de soi qui se révèle dans les dialogues introspectifs.
Il peut être tentant de susciter l’admiration en renvoyant une image idéalisée de soi, par exemple sur les réseaux sociaux à travers la mise en scène de ce que la sociologue Nina Testut appelle un « moi sublimé » qui passe par la sélection stratégique de ce que l’on donne à avoir aux autres. L’ambitieux se fait alors parfois imposteur. Par exemple, L'adversaire (2000) d’Emmanuel Carrière, adapté au cinéma par Nicole Garcia (2002), raconte l’histoire vraie de Jean-Claude Romand qui a fait croire pendant 20 ans à toute sa famille qu’il est médecin en Suisse alors qu'il a raté ses études de médecine. Mais la reconnaissance d’un simulacre par autrui n’implique pas l’absence de doute vis-à-vis de soi-même : est-on l’incarnation de ce que l’on prétend être ? La distance entre ce que l’on est et l’idéal projeté peut en réalité nuire à l’estime de soi et engendrer un trouble identitaire qui se manifeste par un sentiment d’insuffisance ou d’inconsistance. On peut comprendre ainsi la volonté affichée d’une certaine transparence sur les réseaux sociaux à travers la tendance des publications de photos et de vidéos « sans filtre ».
Aussi, les phénomènes de starification éphémère, qui se multiplient depuis l’apparition de la téléréalité et des réseaux sociaux, peuvent avoir des répercussions psychologiques désastreuses sur celui ou celle dont l’estime de soi repose sur la validation externe. Les films Boulevard du crépuscule (1950) et Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) mettent ainsi en scène une ancienne vedette qui cherche désespérément à retrouver la célébrité en étant prisonnière d’un personnage passé. Dans The substance (2024) de Coralie Fargeat, la recherche de la gloire perdue va jusqu’à prendre la forme du sacrifice de soi.
(e) Le rebelle et le solitaire refusent de prendre part à la comédie sociale :
On pourrait penser que, paradoxalement, le conformiste soit le seul à être lui-même en société. En effet, en agissant conformément aux attentes sociales, il ne fait qu’agir conformément à ce qu’il est : il laisse s’exprimer les attentes sociales qu’il a incorporé sous forme de dispositions. Cependant, être pleinement soi-même, c’est laisser s’exprimer son identité particulière composée d’un ensemble singulier de caractéristiques. C’est pourquoi, en réalité, le conformiste n’est pas pleinement lui-même. En allant plus loin, on peut se demander s’il est possible d’être vraiment soi-même en société ou si toute vie collective implique un sacrifice de l’individu. « La persona est [...] une espèce de masque que l’individu revêt ou dans lequel il se glisse ou qui, même à son insu, le saisit et s’empare de lui, et qui est calculé, agencé, fabriqué de telle sorte parce qu’il vise d’une part à créer une certaine impression sur les autres et, d’autre part, à cacher, dissimuler, camoufler la nature vraie de l'individu. [...] L’élaboration d’une persona soumise aux normes collectives auxquelles elle satisfait constitue une concession énorme au monde extérieur, un sacrifice de soi-même » C.G Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, 1916.
Le désir de reconnaissance de ce que l’on est vraiment peut alors se manifester par le refus de se mouler dans des rôles sociaux préétablis, perçus comme des contraintes sources d’aliénation (processus par lequel on devient étranger à soi-même). Je suis aliéné lorsque je finis par correspondre aux attentes d’autrui et à me voir à travers elles. Le film Le locataire (1976) dépeint cela par l’effacement progressif de l’individualité du personnage sous la surveillance constante de ses voisins. Dans le court métrage Meshes of the afternoon (1943), le visage miroir symbolise l'idée que le soi et l'image qu'on a de soi peuvent être façonnés par les attentes sociales et les jugements d'autrui au point d'en être le reflet.
Le refus de l’aliénation peut s’incarner dans la figure du rebelle qui refuse le conformisme au nom de l’affirmation de son unicité, comme le personnage du film Fight club (1999) qui rejette sa routine quotidienne d’employé de bureau pour laisser libre cours à ses pulsions. Bien que certains rôles sociaux puissent être vécus comme moins contraignants que d’autres, le rebelle peut aller jusqu’à concevoir toute vie en société comme une entrave à l’expression de soi et à l’épanouissement individuel, ce qu’un régime totalitaire ne ferait rendre plus saillant.
Il peut aussi se manifester sous la forme du solitaire qui refuse les compromis sociaux et souhaite être la source principale de sa reconnaissance, par exemple en se consacrant à l’introspection comme en témoigne Jean-Jacques Rousseau dans ses Rêveries du promeneur solitaire (1782). Dans Persona (1966) d’Ingmar Bergman (le Persona désigne à l’origine le masque des comédiens grecs et est un concept de Carl Jung qui renvoie à la personnalité sociale qu'on revêt en société), suite à une crise lors de l’exercice de son métier d’actrice, Elisabet choisi le repli aphasique sur soi en tant que tentative de soustraction aux attentes et aux jugements d’autrui. A quoi bon jouer des rôles pour être apprécié par autrui si l’objet de cette appréciation n’est pas soi mais l’image que l’on donne à voir pour l’obtenir ? C’est la question que posait Alfred Hitchcock dans le film Sueurs froides (1958).
L’affranchissement à l’égard des attentes sociales se comprend d’autant mieux que l’on prend conscience du fait que les rôles sociaux sont en partie forgés par la fiction : nos représentations des attitudes typiques adoptées dans certaines situations et par certaines personnes du fait de leur statut, qui forge en partie nos attentes sociales, dépendent souvent de la fréquentation d’œuvres de fiction. Par exemple, compte tenu du peu de temps que l’on passe à fréquenter des juges, il est probable que notre représentation du juge dépende avant tout de l’observation de personnages fictifs au cinéma. Et puisque les rôles sociaux encadrent et dirigent nos interactions, la fiction peut avoir des répercussions sur les rapports sociaux, comme c’est le cas des représentations véhiculées par les films pornographiques sur les rapports sexuels. Autrement dit, les jeux de rôles fictifs influencent les jeux de rôles. Tout en concédant qu’au niveau individuel la fiction précède parfois la réalité et que les représentations fictionnelles ont un effet sur la réalité, on pourrait soutenir qu’elles sont d’abord élaborées à partir de la réalité (le réel précède la fiction). Mais la fiction n’est jamais un reflet fidèle de la réalité et la distorsion peut s’accentuer par le fait que les œuvres de fiction s’influencent réciproquement. Ainsi, on peut dire que la réalité est en partie construite par la fiction. Notre rapport au monde et aux autres est médiatisé par des images, situation que Jean Baudrillard (1929-2007) qualifie de « règne des simulacres ».
(f) L'authentique joue d’une manière personnelle pour être reconnu dans sa singularité :
Les deux attitudes que sont la rébellion et la solitude ne peuvent être que partielles et provisoires, car il est difficile de s’affranchir de toute relation sociale et du besoin de reconnaissance par autrui. Dans le roman Le Solitaire (1973) d'Eugène Ionesco, la quête d'identité et de sens d'un homme anonyme l’amène à fuir les conventions sociales en se retirant progressivement de la vie sociale. Mais sa solitude extrême, marquée par l'ennui, l'angoisse et le sentiment de vide, ne lui apporte pas satisfaction. Comme le note William James, « le suicide social complet ne traverse pour ainsi dire jamais l'esprit de l'homme » Principes de psychologie, 1890. D’ailleurs, le narrateur de Fight club cherche à réaliser ses aspirations en trouvant la reconnaissance dans une communauté et Elisabet de Persona se moule dans le rôle d’une patiente traumatisée en bénéficiant d’une forme de reconnaissance et d’attention de la part de l’infirmière. De plus, le soi n’est pas un donné immuable mais une construction en perpétuelle évolution dans laquelle autrui peut intervenir positivement.
L’authentique est celui qui trouve un équilibre entre affirmation de soi et reconnaissance par autrui en exprimant son individualité dans les bornes de son rôle social. Bien que son émergence dépende de la socialisation, le soi parvient à s’individualiser :
*Nos démocraties libérales se caractérisent par une multiplicité de rôles sociaux. Dans le modèle de Bourdieu, le transfuge de classe (ascension sociale) était le seul cas d’hétérogénéité dispositionnelle pris en compte : les individus disposant d'un habitus clivé se comportent de manière différente dans des secteurs différents de leur existence, par exemple lorsqu'ils sont à l'université et lorsqu'ils retournent dans leur famille modeste à la campagne. Dans L’homme pluriel, le sociologue Bernard Lahire nuance les analyses de Bourdieu en remettant en cause l’idée d’habitus unifié et cohérent générateur d’un style de vie partagé par une classe d’individu qui ne vaut que lorsque les individus connaissent les mêmes conditions de socialisation que leurs parents. Les conditions historiques qui sont les nôtres, marquées par la pluralité de contextes socialisateurs notamment du fait de la révolution numérique, rendent possible l’homme pluriel, l’individu qui dispose d’un ensemble de dispositions hétérogènes et parfois contradictoires pouvant être déployées de manières différentes dans différents contextes et à différents moments. Cette diversité de rôles et de contextes produit des individus différents, même lorsque cette intériorisation se fait de manière relativement passive.
*Dans nos démocraties libérales, les rôles sociaux laissent une marge de manœuvre au jeu de l’acteur. De toute façon, Mead insiste sur la dimension créative de la socialisation, qui n’est pas un processus subi passivement par l’individu et qui, de ce fait, n’est pas homogénéisant. Il distingue le « moi », la partie du soi qui représente les attentes sociales intériorisées (à la fois comprises et intégrées sous la forme de dispositions) et le « je » qui renvoie à la manière dont l'organisme les utilise spontanément de manière plus ou moins innovante et originale. « Le Je est la réaction de l’organisme aux attitudes des autres ; le Moi est l’ensemble organisé des attitudes des autres que l’on assume soi-même » Mead. Il appelle « soi » la réalité psychologique de l’individu conscient de lui-même qui découle de leur interaction dans un processus dynamique où il intègre les attentes sociales et y répond de manière personnelle (ce qui lui permet de s’adapter aux normes sociales tout en contribuant à leur évolution). De même, chez Bourdieu, l’habitus (qui se rapproche du « moi ») n’est pas qu’un simple conditionnement qui conduirait à reproduire mécaniquement ce que l’on a acquis, mais est doté d’une certaine plasticité : les dispositions permettent à l’individu de produire un ensemble de pratiques nouvelles adaptées à différents contextes sociaux (de même qu’à partir de la grammaire de sa langue maternelle acquise par socialisation l’individu ne répète pas inlassablement la même phrase mais peut fabriquer une infinité de phrases pour faire face à toutes les situations). Il qualifie ainsi les habitus de « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes ». L’habitus est structure structurée puisqu’il est produit par socialisation ; mais il est également structure structurante car générateur en retour d’une infinité de pratiques nouvelles et en partie imprévisibles. « L'habitus est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation ; c'est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous "reproduisons" les conditions sociales de notre propre production, mais d'une façon relativement imprévisible, d'une façon telle qu'on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits » Pierre Bourdieu, Questions de sociologie. Les facteurs sociaux ne nous déterminent pas entièrement (ou, dans une perspective déterministe, les déterminations ne sont pas uniquement sociales) et la connaissance des facteurs sociaux ne permet pas de prédire à coup sûr les comportements des individus. Ainsi, la société se reproduit et se modifie en passant par les individus.
*Dans nos démocraties libérales, la pluralité des contextes sociaux favorise la prise de conscience de nos dispositions (des causes de nos actions) qui favorise elle-même l'expression individuelle. Bourdieu suggérait que notre habitus guide nos actions sans que l’on en soit pleinement conscient, en fonctionnant comme un sens pratique qui se déploie aussi spontanément qu’un joueur de football exprime son talent sur un terrain. Il faisait de la conscience de ses dispositions un cas exceptionnel en situation de crise quand les habitudes sont remises en question car non adaptées au contexte social, rendant difficile la remise en question des structures sociales incorporées (d’où l’importance de la sociologie comme moyen de prise de conscience). Chez Mead au contraire, l'individu (le « soi ») peut prendre conscience des attentes sociales intériorisées (le « moi ») et réfléchir sur la manière dont il répond spontanément aux attentes sociales (le « je ») en considérant ses propres actions à travers le regard des autres. Autrement dit, le « moi » est en interaction avec le « je » dans un processus dynamique et conscient. La mise à distance des rôles sociaux permet de les jouer consciemment ou de les remettre en question. En cela, Mead se rapproche davantage de Lahire que de Bourdieu. En effet, Lahire soutient qu’il y a, en permanence, de petites prises de conscience dans la vie quotidienne. Confrontés à des contextes sociaux multiples et hétérogènes, les individus doivent ajuster ou combiner leurs dispositions, voire en faire jouer une contre une autre. De plus, les individus « déplacés » sont nombreux : immigration, mobilité sociale ou professionnelle, prison, hôpital, etc.
Ainsi, la richesse et la diversité des interactions sociales permettent la formation d’un soi et d’une image de soi comme individu singulier, disposant de certaines caractéristiques qui le différencient des autres.
(g) Le vertueux se remet en question pour obtenir la reconnaissance morale :
Nous avons vu que le solitaire et le rebelle fuient les rôles sociaux pour être reconnus pour ce qu'ils sont vraiment, quitte à devoir se contenter de la reconnaissance d’eux-mêmes. Mais toute attente qui pèse sur notre conduite est-elle illégitime ? Ne peut-on pas aussi chercher à se remettre soi-même en question ? Aussi, nous avons vu que l’ambitieux recherche généralement la reconnaissance d'autrui pour obtenir la reconnaissance de lui-même. Mais peut-on nourrir son estime de soi en obtenant la reconnaissance des autres tout en se sachant indigne de cette reconnaissance ? Ne peut-on pas aussi chercher à être digne de reconnaissance ?
Le vertueux aspire à une reconnaissance morale. En s’inspirant d’Adam Smith (1723-1790), on peut considérer que celle-ci ne réside ni dans l’approbation par soi-même ni dans l’approbation par autrui mais dans l'approbation par sa propre conscience réflexive en tant qu'on adopte un point de vue impartial. Dans sa Théorie des sentiments moraux, Smith soutient que nous développons une conscience morale au fur et à mesure de la vie sociale. Parce que nous cherchons à obtenir l’approbation des autres, nous apprenons à anticiper leurs jugements avant d’agir. Mais nous constatons que le même comportement peut être approuvé par les uns et désapprouvé par les autres. Peu à peu, nous parvenons à imaginer les états d’approbation et de désapprobation qu’aurait une personne extérieure à la situation, dépourvue de biais partisans et personnels. Nous parvenons alors à dépasser à la fois les jugements d’un agent particulier impliqué dans le monde et les jugements majoritaires relatifs à un contexte social particulier, pour former des jugements proprement moraux. Avant d’agir, on peut alors se demander ce qui est moralement bon compris comme ce qui serait approuvé par un spectateur impartial. Dans Guerre et paix (1867) de Léon Tolstoï, Pierre, héritier d'une immense fortune, vit une crise existentielle et se libère progressivement des jugements extérieurs pour s’épanouir en cultivant ses qualités morales et ainsi accéder à une forme de reconnaissance supérieure.
La morale suppose une remise en question personnelle mais également une contestation des rôles sociaux. En effet, le conformisme, compris comme obéissance aveugle aux attentes sociales en vigueur dans un contexte donné, peut entraîner des actions immorales. C'est peut-être même un tel conformisme qui explique en partie les actions des participants à l’expérience de Milgram, voire ceux des nazis.
(h) Le progressiste remet en cause les rôles sociaux traditionnels pour obtenir la reconnaissance comme enjeu de justice sociale :
L’existence de rôles sociaux semble nécessaire aux interactions harmonieuses, à la stabilité et à l’organisation de la société. En définissant les attentes dans un contexte social donné, les rôles sociaux réduisent l’incertitude et l’imprévisibilité : ils servent de repères et guident les individus en leur permettant d’anticiper les comportements des autres et en leur indiquant comment ils sont censés agir. Cependant, en plus du fait que suivre les rôles sociaux puisse entraîner des actions qui nuisent aux autres, les rôles sociaux peuvent aussi nuire aux individus qui les jouent ou sont censés les jouer. L’imposition de certains rôles sociaux peut en effet parfois prendre la forme de l’aliénation, de la stigmatisation et de la violence symbolique.
Premièrement, rôles sociaux peuvent être source d’aliénation lorsque les individus les incorporent jusque dans leur gestuelle et les intériorisent à travers l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, au point de les considérer comme naturels et évidents. Par exemple, avec l’éducation genrée, les individus biologiquement mâles sont élevés, traités et perçus différemment des individus biologiquement femelles. C’est ainsi que, durant la grossesse, on se réjouit d’apprendre le sexe du bébé : on n’y voit pas seulement une différence biologique (ex : « le bébé a un vagin ») mais une différence de genre (ex : « c’est une fille ! », sous-entendu : elle sera coquette, pipelette, douce, mettra des collants, aimera le rose, jouera à la poupée, je l’emmènerai faire du shopping, elle regardera des dessins animés de princesse, etc.). Les éducateurs considèrent généralement les attentes genrées comme allant de soi et ne les questionnent pas. De plus, les éducateurs ne remarquent pas toujours qu’ils adoptent des attitudes différentes en fonction du sexe de l’enfant. La transmission s’opère par imprégnation (avec l’imitation des gestes, postures et attitudes de modèles, ainsi que la prise en compte des regards, approbations, sourires, moqueries, etc.) et inculcation (avec la réception d’indications explicites du type « Ne te tiens pas comme ceci », de récompenses et de sanctions intentionnelles). Au fur et à mesure de la socialisation (primaire et secondaire), la plupart des enfants adoptent ainsi une image d’eux-mêmes, des comportements et des goûts conformes à ce qui est attendu par la société (le genre) étant donné leur sexe. L’incorporation se fait généralement de manière non réflexive sous forme de dispositions non conscientes et non réflexives qui donnent lieu à des manières d’être, de penser et d’agir elles aussi non conscientes et non réflexives, expliquant alors que les rôles nous semblent innés. Cela peut être considéré comme une restriction des opportunités d’épanouissement et un obstacle à la possibilité d’une existence véritablement choisie.
Aussi, l’imposition de rôles sociaux peut engendrer une autre forme d’aliénation lorsque les individus sont contraints de mener une vie qui ne leur correspond pas en donnant l’apparence d’être ce qu’ils ne sont pas. Cela s’explique par le fait qu’il n’est pas aussi simple pour tout le monde de se mouler dans des rôles sociaux préexistants indiquant ce que l’on est censé être. C’est par exemple le cas des personnes non binaires qui se reconnaissent dans aucun des genres en vigueur, ainsi que des personnes transgenres qui se reconnaissent dans le genre associé à un autre sexe. Les individus non conformes doivent cependant feindre la conformité pour éviter d’être stigmatisés. En ce qui concerne les rôles de genre par exemple, les individus exprimant des attitudes (comme une manière de parler, de se tenir et de marcher) et des préférences (notamment concernant les vêtements et les activités) qui diffèrent de ceux attendus par la société (le genre) du fait de leur sexe risquent de subir moquerie, désapprobation, mépris, exclusion, harcèlement, discrimination à l’embauche et agression. La stigmatisation est un moyen de perpétuer l’ordre social en sanctionnant les individus déviants qui ne se conforment pas aux attentes normatives. Les stigmatisés peuvent élaborer des stratégies pour cacher leur stigmate (évitement de la situation, dissimulation et passing), se retrouver entre eux et éviter les contacts mixtes (les situations d’interaction entre normaux et stigmatisés).
Enfin, l’ordre social est constitué de relations entre des rôles sociaux qui correspondent parfois à des rapports de domination, à la fois matériels et symboliques. Par exemple, dans une société patriarcale, les rôles de genres et les valeurs qui y sont attachées sont hiérarchisés : les mâles sont élevés comme des agents autonomes, tandis que les femelles sont éduquées à être passives, dépendantes et soumises. Elles se voient imposer une situation sociale désavantageuse et intériorisent une représentation d'elles-mêmes comme subalternes, comme le met en exergue le roman La servante écarlate (1985) de Margaret Atwood. L’imposition de rôles sociaux peut ainsi être source de violence symbolique, processus par lequel un individu intériorise un regard extérieur dévalorisant et se dévalorise alors lui-même. Cette forme de violence relève de la représentation et apparaît dès lors que l’organisation sociale contingente (construite d’une certaine manière alors qu’elle pourrait être autrement) et fonctionnant au désavantage des dominés, passe à leurs yeux pour un ordre nécessaire (inévitable, évidente, etc.) et légitime. « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle. […] Ainsi, on ne peut comprendre la logique paradoxale de la domination masculine, forme par excellence de violence symbolique, et de la soumission féminine, dont on peut dire à la fois, et sans contradiction, qu’elle est spontanée et extorquée, que si l’on prend acte des effets durables que l’ordre social exerce sur les femmes, c’est-à-dire des dispositions spontanément accordées à cet ordre qu’elle leur impose. […] Cette soumission n’a rien d’une relation de "servitude volontaire" et cette complicité n’est pas accordée par un acte conscient et délibéré ; elle est elle-même l’effet d’un pouvoir, qui s’est inscrit durablement dans le corps des dominés, sous la forme schèmes de perception et de dispositions (à respecter, admirer, à aimer, etc.), c’est-à-dire de croyances qui rendent sensibles à certaines manifestations symboliques » Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes.
Dans cette perspective, le conservatisme et le conformisme apparaissent comme des obstacles à l’évolution de la société vers plus d’inclusivité et d’égalité dans les opportunités. Le militant progressiste use de stratégies de subversion pour faire apparaître les rôles sociaux traditionnels comme de simples conventions sociales contingentes (liées à un contexte historique et culturel) et arbitraires (sans fondement). Par exemple, en affichant leur pilosité, certains individus peuvent remettre en cause la « féminité » comme rôle social constitué d’un ensemble d’attentes (avoir les cheveux longs, se maquiller, s’épiler, sourire, être douce, porter certaines tenues, prendre en charge la cuisine et le ménage, etc.) imposées au cours de l’éducation à certains individus sur la base de leur sexe. Goffman appelle retournement du stigmate le processus par lequel un individu fait de sa non-conformité un élément de son identité et un objet de fierté en le revendiquant, à l’exemple de la « gay pride » concernant les stigmatisés qui s’écartent des attentes hétéronormatives. « Au lieu de se faire tout petit, l’individu affligé d’un stigmate peut tenter d’aborder les contacts mixtes en affichant un air de bravade […]. Mais il risque ainsi de s’attirer tout un ensemble de représailles ennuyeuses » Goffman, Stigmate.
On comprend alors que la reconnaissance ait une dimension politique et puisse motiver le militantisme en tant qu’enjeu de justice. Les philosophes Charles Taylor, Axel Honneth et Nancy Fraser ont pour point commun d’insister sur le rôle de l’intersubjectivité dans la formation de l’identité personnelle et de l’estime de soi. Ils mettent alors l’accent sur l’importance des interactions sociales, tant horizontales (entre les citoyens) que verticales (entre les groupes minoritaires et l’État). Dans Qu’est-ce que la justice sociale ? (2005), Nancy Fraser soutient que la justice sociale concerne non seulement la répartition équitable des opportunités et des ressources matérielles, mais également la reconnaissance en tant que bien symbolique (la première étant également une condition de la seconde) qui s’oppose au mépris, à l’invisibilisation et à l’ostracisation. Dans La société du mépris (2006), Axel Honneth soutient que la légitimité des institutions dépend de leur capacité à garantir le maintien de rapports de reconnaissance réciproque authentiques. Alors que le multiculturalisme cible principalement les membres des minorités ethniques, linguistiques ou religieuses, les politiques de reconnaissance incluent également les pratiques de vie minoritaires, comme ceux des peuples nomades ou des mouvements LGBTQ. Il s’agit de garantir le respect, la représentation et l'inclusion des différents membres de la société en luttant contre les structures économiques, institutionnelles et culturelles qui engendrent de l’aliénation, de la stigmatisation et de la violence symbolique.