Le cinéma de science-fiction chinois a une longue histoire de balbutiements, de ratages, de nanars, d’exploitation, de réussites sporadiques et intimistes. Les films sinophones de SF existent depuis 1959, mais The Wandering Earth marque un tournant industriel. Il s’agit du film qui inscrit définitivement la Chine sur la carte de la science-fiction audiovisuelle. Quelle que soit la qualité artistique du long-métrage, il faudra désormais compter sur la République Populaire lorsque sera abordée la question de la SF au niveau mondial. Mais il ne suffit pas de se dire qu’adapter une nouvelle de Liu Cixin, l’auteur chinois le plus renommé (derrière la trilogie du Problème à Trois Corps, éditée en français chez Actes Sud) est une mince affaire. Le concept de la science-fiction chinoise induit de nombreuses questions, et The Wandering Earth vient tracer les premières lignes intrigantes d’un chemin qui sera sans doute passionnant.
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The Wandering Earth se déroule dans un futur où le soleil va bientôt mourir. Pour échapper à son extinction, l’humanité bâtit d’immenses moteurs terrestres qu’elle utilise pour stopper la rotation de la Terre, en vue de la propulser dans le vide sidéral, en direction du système solaire le plus proche. Nageant en plein high concept digne des récits de l’âge d’or les plus perchés (par opposition à sa trilogie des Trois Corps, bien plus proche de la mouvance hard SF), Liu Cixin s’engageait avec cette nouvelle dans une exploration des effets civilisationnels, émotionnels, politiques et sociétaux d’une telle épopée humaine et spatiale. L’histoire s’étale sur plusieurs décennies, suivant un personnage principal tout au long de sa vie.
Le film, qui concentre ses péripéties sur une toute petite partie de l’intrigue originelle (le rapprochement potentiellement cataclysmique de la Terre à Jupiter), se focalise sur une unité temporelle beaucoup plus resserrée. Perdant son caractère épisodique, le scénario doit remplacer l’étude générationnelle par des mésaventures à grand spectacle, se rapprochant du film catastrophe à plusieurs moments. Autres ajouts : un myriade de personnages secondaires pensés pour raccrocher les wagons entre les publics divergents (le vieillard joué par un acteur de renom, le jeune Australo-chinois insupportable, la méga star Wu Jing en taïkonaute héroïque, etc.), qui existaient à peine, voire pas du tout, dans le texte d’origine.
Pour tout dire, la nouvelle de Liu Cixin faisait de son protagoniste un témoin des événements, sur lesquels il n’avait pas la moindre influence, alors que le film le transforme, sans grande surprise, en héros proactif qui, à l’aide de ses proches, parvient à sauver l’humanité. Il s’agit d’un point important car c’est là que les premiers signes de divergence idéologique surgissent : le matériau d’origine était un exemple parfait de science-fiction chinoise, à savoir une SF soft (plus intéressée par ses ramifications métaphysiques et sociales) et anti-individualiste (seul le groupe, sans nom, sans visage, influence le cours de l’histoire). Son adaptation cinématographique n’a, au final, plus grand-chose à voir avec cela, puisqu’elle présente un spectacle mélodramatique exacerbé, aux contours science-fictionnels, et aux tons beaucoup plus individualistes.
Cela ne signifie pas que The Wandering Earth est un mauvais film, seulement qu’il représente une approche de la SF foncièrement différente de celle de l’œuvre d’origine. Les raisons derrière de tels changements demeurent floues. Le marché international n’a pas tellement l’air d’inquiéter la production, du moins en termes financiers, le film ayant fait un carton titanesque sur le seul marché chinois. Les rares projections ayant eu lieu dans les pays occidentaux n’auront au final pas vraiment eu d’impact. En prenant de telles décisions et en l’ancrant à un schéma dramatique universel, le réalisateur Frant Gwo rend sans doute son film plus accessible aux spectateurs du monde entier. Ce dernier, qui avait signé en 2011 le film de cyber-SF Lee’s Adventure (avec Jaycee Chan, fils de Jackie, dans le rôle-titre), avait déjà fait preuve d’une maîtrise narrative à même de mener un récit d’anticipation plus ambitieux. C’est chose faite, et force est de constater que The Wandering Earth bénéficie d’atouts plastiques indéniables. Dans ses décors, ses costumes (auxquels Weta aurait participé), les intérieurs ultra-détaillés des véhicules futuristes, et ses images de synthèse, le film crée des moments de pur émerveillement comme jamais la SF chinoise n’avait encore réussi à le faire. Les plans spatiaux, notamment lors du rapprochement des deux astres, viennent indéniablement défier les productions hollywoodiennes sur leur propre terrain.
Cinématographiquement parlant, le point le plus faible du film se trouve dans un scénario qui reste trop en surface, évitant les questions les plus dérangeantes d’un tel concept, au profit de scènes de grand spectacle un peu redondantes. Son côté mélodramatique est, Chine oblige, parfois poussif, même si son grand final parvient à générer une certaine émotion (ce qui vient, encore une fois, s’opposer à la nouvelle qui refusait au lecteur toute implication émotionnelle en expliquant que l’exode spatiale de l’humanité avait annihilé toute conception de l’attachement amoureux). Certains spectateurs aimeront comparer le film à Armageddon de Michael Bay pour son manque de vraisemblance, ses personnages parfois lisses, et ses séquences de destruction impressionnantes, mais le contexte-même des deux productions rend The Wandering Earth infiniment plus intéressant. Si le schéma de base est en effet similaire, le cinéma sinophone a souvent eu tendance à prendre appui sur des réussites américaines pour propulser ses propres œuvres vers de nouveaux horizons.
En 1959, la comédie Riots in Outer Space ouvrait le monde sinophone à la science-fiction cinématographique. Il aura donc fallu soixante ans à l’industrie pour décoller réellement, et s’engager dans un genre qui a toujours eu difficilement prise dans la culture chinoise. Les particularités culturelles de la SF sinophone se retrouvaient, jusque là, dans la plupart des oeuvres marquantes du corpus (Flash Future Kung Fu, The Avenging Fist, 2046, Virtual Recall, etc.), qui faisaient s’opposer la technologie au spiritualisme, qui la positionnaient comme obstacle – au moins partiel – à l’atteinte d’une plénitude existentielle. The Wandering Earth est le premier film de cette ampleur et de cette portée à présenter le peuple chinois comme éminemment technologique dans sa globalité, à normaliser le recul du naturel face à l’influence humaine. L’Histoire nous apprend que les scientifiques chinois ont toujours été plus pragmatiques que théoriques (raison pour laquelle ils ont découvert la poudre à canon, la boussole et l’imprimerie, mais n’ont pas réellement exploré les sciences théoriques avant que les Européens ne s’y attèlent), et il n’y a pas de raison de croire que les artistes chinois pourraient porter une vision foncièrement différente sur la science-fiction. Les itérations du genre vont en tout cas continuer à se multiplier, Liu Cixin ayant déjà vu une autre de ses œuvres sortir au cinéma cette année (la comédie Crazy Alien, de Ning Hao), tandis qu’Amazon a signalé son intérêt pour sa célèbre trilogie, que le géant américain est prêt à adapter pour la modique somme d’un milliard de dollars.
Fascinant mélange d’influences, The Wandering Earth est un film qui positionne la SF chinoise comme conquérante par obligation. Plus de Destinée manifeste (omniprésente chez les Américains), ni de Frontière idéalisée : à l’autre bout du monde, la seule frontière à franchir est celle de notre propre extinction. Certes, il s’agit d’un film d’état, dénué de toute autocritique, de toute conscience sociale au-delà de la fédération de ceux qui se reconnaissent dans l’identité culturelle chinoise. Ce n’est pas un hasard si le film passe sous silence un passage osé de la nouvelle, dans lequel la population terrestre se rebellait à tort contre le gouvernement unifié, entraînant l’humanité au bord du gouffre. Il serait assez contradictoire, cependant, d’en tenir rigueur au film quand la vaste majorité des blockbusters américains font exactement la même chose, sans que cela n’élicite la moindre remarque. Bien décidée à rester au sommet, l’industrie chinoise promet au moins une chose : fini de rire, elle compte bien essayer de nous propulser par-delà l’horizon des possibles. Pour l’instant, on reste confortablement en terrain connu. Prêts pour le jour où le voyage vers la discursivité commencera réellement.