Cette critique est à peu près aussi anarchique que le montage du film

[Cette critique contient des spoilers modérés]
Avant toute chose, je tiens à admettre que, oui, c'est un film bourré de défauts. Le montage comme les personnages sont parfois confus, côté surenchère on a droit à une double dose, la fin traîne un peu en longueur inutilement... Mais maison close, j'en suis encore assommée.
The World of Kanako, donc, ça nous parle d'un flic qui a grave des soucis dans sa tête et qui part à la recherche de sa fille disparue. "Mais celui-ci va découvrir que sous les apparences, l'univers de l'adolescente est plus trouble qu'il n'y paraît..." nous annonçait le guide de l'Etrange Festival. Je me suis dit "c'est bon, on va nous parler de la prostitution des adolescentes au Japon, ça s'est déjà vu environ 7947 fois, on aura peut-être de la drogue aussi", bref, rien de bien nouveau. Le fait que l'on ait ici affaire au réalisateur du cruel Confessions aurait dû me mettre la puce à l'oreille, mais après dix jours de festival et une quarantaine de films, j'avais eu ma dose de bonnes surprises et de déceptions. The World of Kanako, définitivement, appartient à la première catégorie.
Je vais commencer par le principal défaut, d'abord parce que je suis une très mauvaise commerçante, mais surtout parce que c'est ce qui m'a frappée en premier et qui aurait pu me décourager : le montage, gourgandine, le montage ! Confus, oui, c'est ce que j'ai dit, mais il manque aussi tout simplement d'unité. On commence par une série de plans de trois secondes totalement hors-contexte, puis on nous colle une présentation stylisée qui a l'air complètement hors-sujet, avant de nous balancer à tout bout de champ des flash-backs avec de brèves séquences sous l'eau en animation qui me laisse penser qu'ils avaient juste oublié de prévoir la caméra sous-marine dans le budget. Et tout ça avant même que l'intrigue ne se mette en route ! J'essayais de m'imaginer ma mère en train de tenter de suivre le film, et franchement c'était pas beau à voir.
Mais il est temps de rentrer dans le vif du sujet. La raison pour laquelle je note si bien un film qui m'avait pourtant fait si mauvaise impression au début. Elle se résume en une phrase : ils n'ont pas lésiné. Ma principale crainte, c'était de me retrouver face à un autre Killers : à savoir, un film vendu pour sa violence mais qui au final, hormis une poignée de scènes particulièrement graphiques, demeure ultra-classique et pas vraiment transgressif. Mais là, ma divinité, j'ai eu ma dose. La violence est certes peu détaillée, mais elle est omniprésente. A vrai dire, ce serait presque affligeant, si ça n'en devenait pas tellement oppressant.
Partout, à tout instant, des giclées de sang. Anarchiques. Car c'est bien cela, l'anarchisme de cette violence qui la rend terrifiante. On ne suit pas le parcours artistiquement tracé dans l'hémoglobine d'un génie du mal charismatique, comme si souvent. Là, c'est sale, c'est traître, même pas vraiment abouti, et c'est le côté balbutiant et erratique (désolée, je dois caser le mot erratique au moins une fois par critique, ou bien je ne me sens pas moi-même) des coups qui leur donne tout leur poids. La violence n'est pas esthétisante. Je répète : la violence n'est pas esthétisante. Oui, c'est bien un thriller asiatique, mais dans l'ensemble la violence n'est pas particulièrement esthétisante. Pourtant, l'omnipotent sait que j'aime ça, la violence esthétisante. Cette apologie dans la forme. Mais à être trop belle, elle en perd toute sa force : ce n'est plus de la violence, c'est un symbole, aussi graphique soit-il. Là, j'ai été à peu près aussi mal à l'aise que devant Blue Ruin.
Autre point commun, d'ailleurs, entre ces deux films : leurs anti-héros. Des vrais, des réussis. Pas un personnage qui finit par s'humaniser, auquel on s'identifie, que l'on plaint au moment du générique. Car le héros de Kanako, à première vue, c'est le cliché du flic déchu, devenu violent et immoral. Un stéréotype qui, dans le cinéma asiatique moderne, tient difficilement tête au brillant The Chaser de Na Hong-jin. Pourtant, la comparaison ici ne vient pas un instant à l'esprit. On est dans une catégorie totalement différente. Notre personnage ne s'est pas simplement "recyclé" dans le vice : il est devenu complètement fou. On comprend mieux, d'un seul coup, l'anarchisme du montage - auquel on s'est remarquablement bien habitué entre-temps. J'ai l'habitude de voir des anti-héros régler leurs comptes à coups de poings... les régler à coups de viols, en revanche... mais il ne faut point trop en dire, voyons.
The World of Kanako, c'est une histoire de haine, comme cela est parfaitement illustré par le personnage que l'on suit dans les flash-backs. Une haine dirigée contre les autres, d'abord. On retrouve ici le même thème que dans Confessions : comment un acte commis par autrui va changer notre nature à jamais et, du plus profond des désespoirs, nous pousser aux pires des extrêmes et à l'auto-destruction. Mais, là encore comme dans Confessions, une haine de soi-même. Car même si c'est démesuré, dans le fond, c'est mérité, n'est-ce pas ? On ne sait plus ; on n'a jamais su ; à ce stade ça n'a plus d'importance et n'en aura jamais plus ; le point de non-retour a été franchi il y a déjà longtemps. Ce n'est pas parce qu'on est toujours en vie qu'on est toujours vivant, et la brume du nihilisme a depuis longtemps englouti passé et futur.
La haine, encore et toujours. Le héros de notre présent la dirige sans doute tout autant vers lui-même, face à son impuissance, son incompréhension. Car si The World of Kanako est le film le plus osé, le plus transgressif que j'ai vu cette année, ce n'est pas pour sa violence ou sa forme. C'est parce qu'il touche à un sujet que j'ai rarement vu bien traité. Un sujet pourtant grave et primordial dans notre société. Un sujet que l'on accepte pourtant pas. Le fait que les parents ignorent totalement qui sont leurs enfants. QUI, et pas ce que, et c'est toute la nuance à côté de laquelle trop passent. Des parents qui découvrent leurs enfants drogués, ou prostitués, on l'a vu des milliers de fois, et c'est presque pitoyable car ce n'est pas cela. Ce n'est pas cela. Ce ne sont pas les actes auxquels les parents sont aveugles, mais ce qu'ils supposent. C'est la nature. Les parents ne peuvent accepter que leurs enfants soient d'une nature toute étrangère à la leur, avec une psyché étrangère, une morale étrangère, une façon d'exister étrangère. Peut-être même ennemie. Une problématique ici d'autant plus creusée qu'avec un anti-héros tel que le nôtre, la question de la culpabilité est évidemment prégnante. Est-ce ma faute, si mon enfant est un monstre ?
Car l'histoire de Kanako, disons-le, est monstrueuse. D'autant plus qu'on ne la comprend pas tout à fait. Ce personnage fascinant, magnifique, maléfique ? Ce personnage vide, mais vide d'un plein. Un personnage qui apparaît sans haine, justement. Qui, comme un trou noir, attire tout autour d'elle, vers la destruction. Ce fait si dur à accepter. Ce n'est pas toujours la faute des autres. Est-ce alors ma faute à moi ? Ce vide démoniaque, qui aspire tout, à commencer par ma fille, est-ce le fruit de ma propre déchéance et de ma propre négligence ? Ce n'est pas de ma faute si je suis fou - après tout je prends des médicaments - est-ce ma faute si elle l'est aussi ? Si elle tombe dans un trou sans fond ? Moi qui ai donné la vie, est-ce ma responsabilité de donner la mort ? C'est l'aliénation de cette relation parent-enfant inexistante qui constitue la spirale destructrice de ce film. Et ça, c'est fort. Une problématique de nature presque divine.

Parti Socialiste : Pardonnez le côté anarchique de cette critique, j'ai encore bien du mal à remettre ma tête en ordre.
Shania_Wolf
9
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le 16 sept. 2014

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Lila Gaius

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