Propulser un personnage dans un nouvel environnement, et constater les conséquences : telle est la trame commune aux trois films de Joachim Trier. Dans Oslo, 31 aout et Back Home, il s’agissait d’opérer un retour dans un environnement autrefois familier, et avec lequel on avait toute les peines à renouer (une problématique qui occupera le dernier tiers de Thelma). Ici, il est avant tout question d’émancipation par l’élargissement : Thelma quitte le giron familial, étriqué et perdu dans la nature norvégienne, pour rejoindre la ville et les cercles étudiants.


Le récit initiatique est balisé, et prendra à bras le corps tous les rites de passages : l’interaction sociale, la découverte des stupéfiants et du sexe, et cette fièvre un peu angoissante de se mêler à des congénères dont on se sent si différents.


Cette thématique de l’isolement et de l’ouverture fait toute la très grande réussite formelle de la première partie : Trier joue avec les plans d’ensemble (une place dans laquelle on peine longuement à isoler la protagoniste, une bibliothèque, des façades d’immeubles striées de vitres illuminées, les fauteuils d’un opéra…) qui fascinent par leur plastique irréprochable et accentue le malaise d’un personnage qui trébuche dans ses tentatives pour investir l’espace.


Tant qu’il fonctionne sur le non-dit et les béances d’ellipses silencieuses, Thelma est un film formidable. La première séquence, assez stupéfiante, donne le ton : la beauté plastique saisit, le silence du sens déstabilise et excite une curiosité colorée de danger. Sur ce registre, le visage de la comédienne Eili Harboe poursuit parfaitement la donne : splendide et mutique, omniprésent tout en gardant toujours sa part de mystère, il ne sera jamais totalement accessible. Les premières interventions des parents et l’évocation du rigorisme chrétien se distillent avec la même délicatesse : le carcan s’installe, les dissonances surgissent, et l’étau du malaise se resserre simultanément à une jubilation croissante du spectateur.


Qu’on ajoute quelques scènes maitresses, comme celle d’un lâcher prise dans une discothèque ou d’une initiation amoureuse dans un opéra (qui, un temps, laisse présager un développement à la Carrie de De Palma), et l’on peut se croire face à une partition parfaitement maîtrisée. La métaphore est d’autant plus légitime que l’usage de la musique est très réfléchi : par renforcement des atmosphères, notamment dans des crescendos savamment orchestrés, mais aussi et surtout par le principe de rupture. Régulièrement, Trier joue des différents niveaux par rapport au récit : la scène de la discothèque est ainsi symptomatique : l’ouverture se fait sur une chanson d’Agnes Obel avant de laisser la musique techno intra-diégétique prendre le relais, aussitôt interrompue par une nouvelle nappe plus lyrique et en adéquation avec le sentiment de plénitude du personnage.


Malheureusement, le thriller va prendre le pas sur l’ambiance mise en place. Certes, Trier joue à brouiller certaines cartes, en mêlant sorcellerie, croyance et science, et n’abandonne jamais totalement l’idée d’un récit initiatique avant tout sentimental. Mais les laborieuses explications par flashbacks, l’enquête assez inutile sur le personnage de la grand-mère, le développement du rôle des parents, les confusions à répétition entre réel et hallucinations sont autant d’éléments qui provoquent l’enlisement du récit. On en vient à se demander si certaines séquences n’ont pas une finalité purement formelle, comme ces (assez belles, il faut bien le reconnaître) scènes de nage, cette façon de mêler le feu et l’eau dans le final, ou les plus discutables apparitions du serpent comme symbole lourdaud du stupre…


La trajet est chaotique, la destination incertaine : cette espèce de morale qui viserait à émanciper la singularité par la mise à mort de Dieu/le père semble un peu réductrice : le désir contre la morale coercitive, certes, mais au détriment de bien des pistes envisagées, comme le sort du frère par exemple… et la possibilité magique de réarranger ce qui posait problème, comme la disparition de la petite amie ou la paralysie maternelle laisse franchement dubitatif.


Le plus beau dans Thelma est son visage, et l’indicible qu’elle affronte : celui du désir, du poids culturel et les élans qui la poussent à s’en affranchir. Trier ne parvient pas à entrer réellement en osmose avec son personnage, parce qu’il s’en tient à une pose esthétique finalement assez timide. La monstruosité inhérente au personnage l’effraie lui-même. Il suffit de penser à ce qu’avait réussi à faire son congénère suédois Tomas Alfredson dans Morse pour s’en convaincre.

Sergent_Pepper
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le 3 janv. 2018

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