Immense fleuve boueux porté par un souffle sec, There will be blood a des allures faustiennes dépouillées, des envolées rêches à la Kubrick. Houston et Malick sont également convoqués dans cette vision sans pitié d’une humanité réduite à néant et d’un retour à la terre. Le film s’ouvre dans les ténèbres, au fond d’un trou au pied de trois collines solennelles, berceau d’un mal qui va naître ici puis s’étendre jusqu’au cœur des hommes. Cette ouverture silencieuse rappelle celle de 2001, esthétiquement d’abord, mais surtout dans ce qu’elle a à dire de la découverte d’un artefact symbolique qui va bouleverser durablement le monde. Qu’un os apprenne à nos ancêtres le moyen de tuer et c’est soudain, ici, une fange noire qui va précipiter les consciences vers des gouffres d’égoïsme et de destruction.
Ce sont deux des principaux fondements de l’Amérique (pétrole et religion) qui, là, se livrent bataille pour la suprême arrogance du pouvoir, matériel ou spirituel, mais finalement le même quand les apparences se craquellent et annihilant l’humain sous la peau, ravagée par les épines de l’opportunisme. Derrière cette charge contre un individualisme forcené, exacerbé par l’appât du gain et de la reconnaissance, se cache le portrait secret d’un homme revenu de tout, parti de rien, profondément insociable, férocement maléfique. Sa haine des gens, son goût pour la cupidité, le verront choir enfin, alcoolique et solitaire, nabab outrageux reclus dans un palais ivre, et prêt pour le sang promis par le titre.
Daniel Day-Lewis incarne, hante de façon démentielle ce misanthrope charismatique et ce père indigne, incapable à éprouver raisonnablement les autres et comme rongé de l’intérieur par les effluves trop forts du pétrole. Face à lui, un faux illuminé, bigot ambigu attiré lui aussi par le poison de la puissance et de l’argent, magnifiquement interprété par Paul Dano, effrayant presque dans les séquences de prêche. Deux rapaces pour un duel au soleil, perdus dans une Amérique archaïque et bouffie par le consumérisme le plus implacable.
Paul Thomas Anderson filme tout cela avec ampleur et retenue, audace et élégance, son film est à l’image de ses paysages, aride, primordial et grandiose. Sublime même lors de la scène de l’incendie du forage, tout en rythme et en intensité, magnifiée par les saccades sonores de Jonny Greenwood. Si le film s’étire inutilement dans son dernier tiers, perdant de son pouvoir d’attraction, il conduit inexorablement à la scène finale glaçante et kubrickienne en diable, où l’arriviste et le charlatan se retrouvent quelques années plus tard pour une mise à mort en règle. Altruisme, bonté et compassion ont déserté depuis longtemps ces ingrats misérables, esclaves chacun de leurs obsessions et de leurs bas idéaux, et s’affrontant comme s’affrontent deux chiens pour un bout d’os ; ultime ironie d’une œuvre noire redoutable sur les pestilences de l’âme et les ravages intimes du libéralisme.