Satan a séduit le pape en lui offrant le pouvoir...

There Will Be Blood est sans conteste un nouveau classique du cinéma. Avec The Master, Paul Thomas Anderson explorait les méandres de l'emprise sectaire sur ses adeptes et la relation fusionnelle entre Lancaster Dodd, le gourou, et Freddie Quell, à la fois l'apôtre mais aussi le bras droit. Dans There Will Be Blood, Anderson dresse le portrait d'une figure du mal, fascinante et repoussante, une puissance corruptrice, celle de Daniel Plainview.


Je te donnerai tout cela, si tu te prosternes pour m'adorer:


Tout d'abord, à travers ces deux personnages, il est impossible de ne pas y voir une réflexion sur la place de la religion dans une société en mutation de la tradition à l'industrialisation, Daniel étant un athée matérialiste et capitaliste et Eli un homme d'église exalté et fanatique, ce sont deux visions du monde qui s'opposent. Une vision émergeante d'une nouvelle société et d'un nouvel homme (un nouvel archétype, un "nouveau dieu" rivalisant et surpassant l'ancien): le capitaliste féroce et retors qui s'est fait tout seul à la sueur de son front, et un monde crépusculaire, déclinant, celui du religieux, du sacré, de la morale traditionnelle.


Daniel et Eli ont d'ailleurs deux homonymes dans l'Ancien Testament, le choix des prénoms des personnages n'est sans doute pas le fait du hasard mais vient renforcer la métaphore religieuse.


D'abord Daniel: Daniel est un personnage arrogant, manipulateur, brutal et gorgé d'orgueil, bien sûr c'est sa misanthropie qui le défini le mieux, il déteste la plupart des gens. Son athéisme matérialiste se manifeste tout le long du film, associé avec une haine de la religion.


Eli est un religieux exalté, voir fanatique, à la tête de sa congrégation religieuse, une secte protestante typique des Etats Unis de l'époque. Sa vision du monde est radicalement opposée à celle de Daniel sauf sur un point, tous les deux ont soif de pouvoir et d'argent.


L'opposition entre les deux personnages va s'établir tous le long du film, opposition entre une figure du mal, Daniel, et une figure de la corruption affable de l'homme de foi qui a dévoyé ses idéaux pour le pouvoir et l'argent que procure l'association, le pacte, avec Daniel, Eli.


Les deux scènes les plus marquantes du film sont celle de l'église, lieu de pouvoir d'Eli, la scène finale, le bowling de Daniel, lieu de pouvoir de Daniel.

Dans la scène de l'église, Eli soumet Daniel à son rite et va l'humilier publiquement. Daniel, pour tromper Eli, va feindre la soumission (même s'il va vraiment ressentir de la honte, la complexité de l'âme humaine faisant que même dans le mensonge l'on peut trouver une part de sincérité).


Dans la scène du Bowling, Eli est soumis au pouvoir de Daniel, qui le tue, marquant cette fois-ci son mépris pour ce qu'Eli représente aux yeux de Daniel, la faiblesse (tant physique que morale), la lâcheté et l'hypocrisie, ainsi que la religion et la morale de l'ancien monde décadent et destiné à péricliter. Daniel tue Eli afin de marquer sa domination impitoyable dans un monde, un ordre naturel des chose, où les faibles seraient détruit par les forts. Un monde animal, primaire, où la morale de la société traditionnelle (représentée par la religion qu'incarne Eli) n'a plus sa place et où le fort domine et exploite le faible, le capitalisme dévorant.


On assiste alors à un dramatique renversement de pouvoir entre Daniel et Eli. Daniel qui avait prémédité de longue date ce meurtre, la dernière tirade du film étant "j'ai fini", on peut penser en effet qu'il a achevé sa tâche de destruction d'Eli, morale et physique, ainsi que de l'ancien monde pré industriel.


C'est qu'à mes yeux, la relation entre Eli et Daniel m'évoque l'épisode biblique de la tentation du Christ par Satan, en effet, dans les évangiles, Jésus est courtisé par Satan qui lui propose de lui offrir le pouvoir sur tous les royaumes du monde (le monde terrestre, matériel, séculier), Jésus (bien qu'il connait ainsi la tentation que connait tous les homme) refuse là où Eli, faible autant physiquement que moralement, accepte le pouvoir que représente Daniel, le corrupteur. Eli est donc une figure christique ratée et Daniel une figure satanique réussie.


Tout comme Satan, Daniel est une figure pathologiquement orgueilleuse (narcissisme), machiavélique (manipulation, pacte maléfique et corrupteur entre Daniel et Eli), et dénuée d'empathie (cruauté: meurtres de sang froid, scènes de violence, d'humiliation (le "baptême" d'Eli dans la boue et le pétrole par Daniel), abandon de son fils adoptif) et même s'il fait preuve de remords à plusieurs moment du film, Daniel semble réunir des traits de personnalité anti-sociale.


Dieu vaincu deviendra Satan, Satan vainqueur deviendra Dieu:


Dans la théorie de la déviance, le déviant est un individu qui va adopter des comportements non conformes aux normes sociales. Le déviant est celui qui refuse les normes de la société (le criminel, le déviant sexuel, le déviant religieux, etc.) qu'elles soient morales, sociales, religieuses, s'inventant ses propres normes et valeurs, redéfinissant autour de lui le monde dans lequel il vie.


Le surhomme nietzschéen étant le déviant par excellence, transcendant et transgressant la différence fondamentale entre le bien et le mal pour accomplir pleinement sa volonté de puissance, sa jouissance. Négligeant et méprisant "la morale d'esclave" de ses contemporains il en découle que seul le rapport de force, brut, peut régir les relations entre les hommes.


Satan et Prométhée étant les déviants mythologiques par excellence, défiant l'ordre cosmique établi par Dieu pour le premier et Zeus pour le second. Satan visant à égaler Dieu, transgresse la loi divine -et la soumission à cette loi- par orgueil afin d'accomplir pleinement sa volonté de puissance ce qui fait de lui à la fois le surhomme par excellence mais aussi le déviant par excellence.


Maintenant que j'ai établit le lien entre le surhomme et le déviant, la transgression des normes (naturelles, humaines ou divines), voyons en quoi la thèse du surhomme est intéressante pour analyser le personnage de Daniel:


Il est intéressant de noter qu'un schéma semble accompagner fatalement la vie du surhomme: son avènement et sa chute.

En effet, dans une première phase de son existence le surhomme surpasse tant physiquement que moralement ses contemporains, je pense à plusieurs personnages réels et fictifs, à Nietzsche par exemple qui était lui même un homme brillant, à Martin Eden de Jack London qui est un prolétaire qui va s'instruire et rejoindre les rangs de la bourgeoisie intellectuelle en adoptant la philosophie du surhomme, à Raskolnikov de Dostoïevski qui va transgresser la loi des hommes en assassinant la vieille usurière (d'ailleurs Dostoïevski va narrer de manière très fine et détaillée l'iter criminis de Raskolnikov) s'identifiant dans son acte à Napoléon (rien que ça !) et enfin à Satan qui est au début du récit biblique le plus doué des anges et va chercher à rivaliser avec Dieu, LE Dieu absolu judéo-chrétien, le créateur et détenteur de l'ordre cosmique.

C'est la première phase, celle d'ascension.

La seconde phase, la chute, semble se réitérer à la fois dans le monde réel, isolé, Nietzsche tombe malade, sombre dans la folie et connait une fin pitoyable, après l'épisode du cheval de Turin, et dans la littérature, Martin Eden, esseulé, se suicide, Raskolnikov, rongé par la culpabilité du meurtre va se dénoncer et trouver la rédemption (chrétienne et donc renoncer à la philosophie du surhomme) grâce à l'amour qu'il va rencontrer et en acceptant de subir sa peine d'enfermement au camp sibérien de prisonnier (en acceptant de s'humilier, de se soumettre à nouveau à la loi des hommes et de "payer sa dette"), enfin, dans la mythologie, Satan est chassé du domaine des cieux et est condamné à vivre en Enfer, quant à Prométhée qui a transgressé la loi de Zeus, il fini enchaîné à une falaise et dévoré éternellement par un aigle.


Daniel est en cela une figure satanique, non pas parce qu'il ne croit pas en Dieu, non pas parce qu'il est matérialiste et capitaliste, mais que, conduit par le même orgueil destructeur et autodestructeur que Satan, il va défier et se jouer des lois des hommes, qu'elles soient morales ou judiciaires. En effet, Daniel, en plus de son mépris pour les normes morales de ses contemporains, et en particulier de la religion et des valeurs traditionnelles chrétiennes, va commettre plusieurs fois des crimes dont des crimes de sang, transgressant de manière évidente et sans ambiguïté le "tu ne tueras point" biblique, la loi de Dieu, ainsi que la loi pénale, séculière des hommes.


Daniel, aussi, à la manière de Martin Eden, en beaucoup plus brutal et machiavélique, est lui aussi un surhomme dans le sens où il transgresse la loi des hommes (le déterminisme social chez Martin Eden, la loi pénale et la morale chez Daniel), mais aussi où ses capacités d'adaptation, sa pugnacité, sa férocité (Daniel prédate et contrôle Eli et tous ceux qui tombent sous sa coupe), sa force morale en un sens, sont nettement supérieures à celles de ses contemporains.


Daniel va lui aussi connaitre une ascension fulgurante, il passe du statut de prolétaire devant travailler de ses mains, à la sueur de son front, dans des conditions de travail épouvantables (plusieurs accidents du travail conduisant à la mort vont se produire dans le film) à l'accomplissement de sa volonté de puissance, il devient un capitaliste puissant et riche, émancipé de son ancienne vie de prolétaire, dominateur, avant de chuter à son tour dans la folie, l'isolement (il va renier son fils adoptif lorsque celui-ci va lui annoncer vouloir lancer sa propre affaire et devenir un concurrent) et l'alcoolisme.


C'est donc un homme misérable que l'on retrouve à la fin du film, consumé par sa propre volonté de puissance, sa fierté (selon la moral chrétienne et sa conception du péché), son hybris (selon la philosophie antique et sa conception de la démesure).


De plus, dans la philosophie du surhomme que semble suivre Daniel, on retrouve le même mépris féroce pour la faiblesse (physique et morale), la morale religieuse, les normes sociales traditionnelles, la médiocrité partagée par la plupart des gens, que dans la philosophie de Nietzsche. Daniel méprise et hais profondément la plupart des gens et en particulier Eli qui est la parfaite représentation de la décadence telle que Nietzsche la concevait.


Enfin, Daniel incarne un nouvel archétype, un homme nouveau, "un nouveau dieu", celui du self made man de l'ère industrielle, figure d'une société capitaliste, scientifique et technologique prométhéenne, apportant le progrès économique moderne via la satisfaction d'intérêts individuels (comme dans la fable de Mandeville) et le confort bourgeois, renversant le monde (communautaire, superstitieux) et l'autorité traditionnel d'Eli. C'est un changement de civilisation majeur qui a lieu à cette époque sans possibilité de retour en arrière. Daniel se fait littéralement l'assassin du monde d'Eli en détruisant les paysages par l'implantation de puits de pétrole, en corrompant la morale traditionnelle par l'argent et le pouvoir qu'il procure à Eli lors du pacte qui unis les deux hommes, et enfin, en détruisant physiquement Eli lors de la scène du bowling, ultime triomphe du nouveau monde sur l'ancien. C'est le meurtre oedipien du père dont l'autorité et les valeurs traditionnelles et spirituelles sont représentées par Eli et les enseignements de sa secte, par le fils rebelle, matérialiste, avide de pouvoir et résolument moderne incarné par Daniel.


Le pétrole me paraît très nettement être l'odeur la plus parfaite du désespoir humain, si le désespoir humain a une odeur:


Plusieurs fois dans le film l'on voit jaillir le pétrole de terre telle une éjaculation symbolique, représentation du pouvoir masculin recherché frénétiquement par Daniel si l'on prend un point de vue freudien.


De plus, le pétrole, tout le long du film, par l'avidité boulimique qu'il suscite, représente à la fois le sang (symbole associé à la mystique chrétienne s'il en est - le sang du Christ -) de la terre, pourvoyeur de l'énergie du progrès technique et industriel, mais aussi l'avidité et la corruption, en un mot: le vice qui gangrène le monde. Ici, c'est "le sang de Satan" qui irrigue le monde. Sa couleur noire, sa consistance visqueuse et dégoutante, son inflammabilité (lors de la scène de l'incendie du puit de pétrole) évoque le monde souterrain (d'où il provient) et inquiétant de l'enfer chrétien, là où réside l'empire de Satan justement. Le titre du film There Will Be Blood évoque directement cette association entre le sang, vital à l'organisme, et le pétrole jaillissant des entrailles de la terre, indispensable à la société industrielle et capitaliste qui se forme. There Will Be Blood où "il va y avoir du sang", le sang va jaillir (expression de la violence brute), ici, le pétrole qui sur plusieurs scènes du film recouvre littéralement le visage de Daniel lui donnant un aspect de guerrier ou de fou, féroce et animal.


Pour conclure, le pétrole est aussi un symbole de puissance économique et industrielle par excellence, assurant le train de vie arrogant et exhibitionniste des plus puissants, encore aujourd'hui, qu'une ressource maudite, source éternelle de conflits et de violences à travers le monde, que ce soit dans le film ou, hélas, dans l'actualité.

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le 8 févr. 2025

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Axel

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