There Will Be Blood nous plonge pendant près de 2h30 dans l'atmosphère inquiétante et austère d'un western crépusculaire qui se déroule dans une plage temporelle de 25 ans (le film commence en 1902 et se termine en 1927, la majeure partie se déroulant en 1911).
La mise à mort de l'Ouest mythique tel que représenté dans l'idéologie du western classique se fait par l'arrivée du pétrole qui modifie le paysage du lieu dans lequel il est exploité par l'installation de puits de forage et des innovations techniques l'accompagnant comme les pipelines.
Il est fascinant de voir évoluer la ville qu'achète Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis), passant de la bourgade perdue, arriérée mais évoluant dans un contexte naturel à la petite ville pétrolière pervertie esthétiquement par le modernisme à l'image des villes pionnières lors de la ruée vers l'or.

Passage du XIXe siècle au XXe siècle ; crépuscule de l'Ouest américain vers une aurore capitaliste ; perversion comme évolution : ceci se traduit notamment au début du film par cette amorce de 15 minutes sans dialogues. Cette scène d'anthologie, soutenue par la B.O de Johnny Greenwood (guitariste du groupe Radiohead), produisant une emphase terrifiante, illustre parfaitement cette perversion, cette mise à mort par le pétrole et son modernisme : des hommes creusent, forent, se couvrent de pétrole et de poussière et la musique décalée illustre un crime abominable.
Cette musique à la fois stridente et hypnotisante rappelle à bien des égards celle de 2001, l'odyssée de l'espace (Stanley Kubrick) lors de la scène d'ouverture d'une quinzaine de minutes sans dialogues, comme ici, où les hommes préhistoriques de retrouvent face au fameux monolithe noir dont l'ombre va permettre à l'un d'entre eux de trouver un os. Os qui symbolise l'outil. Outil qui permettra à l'homme de vaincre son ennemi pourtant plus fort physiquement. Os-outil se transformant en vaisseau spatial et faisant figure symbolique de l'évolution technique de l'humanité. Os ici remplacé par l'or noir.

Cette évolution de noir vêtue nous mène donc du crépuscule d'une époque à l'aube économique d'une autre : l'aube du capitalisme du XXe siècle.
Transporté en 1911, le film nous dépeint le tableau d'une bataille idéologique générant tous les excès : la religion (catholique) poussée au fanatisme risible du prêcheur Eli Sunday (Paul Dano) contre le matérialisme poussé à la folie et incarné par le pétrolier Daniel Plainview (Daniel-Day Lewis), cette bataille figurant comme une allégorie de l'Amérique contemporaine.
Ce combat entre Eli et Plainview est articulé par la vengeance et la dualité :

• revanche de Daniel Plainview en réponse à l'arrogance du jeune Eli qui va jusqu'à l'humiliation d'être roué de coups dans une mare de pétrole.
• Vengeance publique du prêtre lorsque Plainview doit absoudre ses pêchés dans l'église de la troisième révélation pour obtenir le droit de faire passer un pipeline sur le terrain du vieux Brandy.
• Vengeance finale et sanglante de Daniel Plainview sur Eli ou l'on voit ce dernier renier sa propre spiritualité et raison d'être : l'argent est la seule vraie religion à laquelle tout le monde croit. Voila la leçon que donne Plainview au jeune prêtre et qui achève de le plonger dans la folie.
• Dualité de Paul Dano qui incarne Eli et son frère jumeau Paul (il faut d'ailleurs noter que Paul Dano ne devait incarner au départ que le jeune Paul. Il incarne finalement Eli et Paul, Anderson remaniant et enrichissant du coup le scénario pour la cause).
• Dualité de Daniel Plainview entre l'homme du début du film qui inspire confiance et l'homme de la fin dévoré par la folie et la démesure.

A ce titre, la trajectoire du personnage de Daniel Plainview s'inscrit dans une notion d'Hybris.
Cette démesure digne de la tragédie grecque est nourrie par sa soif vaniteuse et son orgueil qui ne cessent de croître tout au long du film.
L'image du self-made man fait ici figure de déshumanisation progressive.
Le personnage nous apparait d'abord comme un foreur courageux et persévérant, un homme généreux qui adopte l'enfant de son collègue abattu par les démons du pétrole, un businessman ambitieux mais évoluant dans une dimension familiale du capitalisme et un orateur convaincant aidé par un accent bourru mais chaleureux.
Daniel Day-Lewis s'est inspiré de John Huston pour cet accent suivant la volonté d'Anderson. Ce film fait, en dehors de ceci, écho à Huston notamment par son sujet de "ruée vers le pétrole" proche de la "ruée vers l'or" illustrée dans The treasure of the Sierra Madre, œuvre adulée par Anderson.
Couverture ou vraie nature ? En tout cas celle-ci glisse lentement tout au long du film pour nous dévoiler un personnage rendu de plus en plus fou par sa quête pétrolière et trahissant ainsi la confiance que le spectateur avait pu placer en Daniel Plainview, protecteur de la fille d'Abel Sunday, image du « bon businessman »...

Dans sa trajectoire d'Hybris, Plainview se renferme sur lui même de manière croissante, s'éloigne du monde réel et des gens qu'il dit haïr de plus en plus à son « frère » qu'il rencontre au milieu du film.
Il devient progressivement étranger aux autres.
Le fait que son fils devienne sourd après l'explosion du puits de forage peut par exemple faire ici figure de métaphore à ce qui arrive à Daniel Plainview tout au long du film et qui a de plus en plus de mal à communiquer avec les autres humains.
La démesure grandissante de la vanité du personnage fait qu'il n'acceptera plus d'égal.

Cette trajectoire fait écho au personnage d'Orson Welles dans Citizen Kane dans lequel le personnage qui rencontre le succès sans arrêt finit, à cause de la démesure de son ambition, seul dans son manoir, Xanadu.
Si Daniel Plainview finit également seul dans son Xanadu personnel, une autre image semble faire également référence au cinéma de Welles, autre idole d'Anderson, lorsque l'on voit, après l'explosion du puits de forage, le visage de Plainview teinté de pétrole et de boue disparaître progressivement dans l'obscurité à la manière d'Othello à la fin de l'œuvre éponyme de Welles.

Dans cette inéluctable descente aux enfers, deux personnes vont être les chaines qui relient Plainview au monde réel : son frère Henry avant qu'il ne découvre la supercherie et le lui fasse payer et bien sûr son fils adoptif.
La relation entre H.W Plainview et son père Daniel est par ailleurs complexe.
Difficile de savoir à laquelle des images du fils Daniel tient le plus : l'angelot associé et utile qui le rend riche par sa simple présence ou le fils aimé ?
Malgré le final et la séparation des deux personnages, le renvoi du fils par son père, il semble que le "Rosebud" de Daniel Plainview soit ce fils qu'il ait sans doute plus aimé encore que son obsession capitaliste pétrolière comme le suggère son comportement avec lui tout au long du film excepté la fin notamment le comportement protecteur qu'il arbore à l'égard de la jeune Mary Sunday, futur femme de H.W, voyant que ce dernier se lie d'amitié et au delà avec elle.
Le flashback de fin où l'on voit le père et le fils jouer ensemble, apparaissant après le renvoi du fils à la fin du film, tend à confirmer que le père bienveillant et aimant sommeille au fond de Daniel Plainview comme le petit garçon jouant avec son traineau sommeille au plus profond de Charles Foster Kane.


En bref : Paul Thomas Anderson signe ici le film le plus abouti de sa carrière, sa Liste de Schindler, son Taxi Driver, son Citizen Kane comme le décrivait un article avisé d'un journaliste.
Avisé car la volonté stylistique d'Anderson d'établir son chef d'oeuvre est palpable : Grands angles, panoramiques sublimes, portraits de personnages exhaltés par un grand jeu de contraste entre noir et couleurs ternes font de chaques plans un tableau magnifique accompagné par une musique hypnotizante, terrifiante et grandiose.
La performance hallucinante de Daniel Day-Lewis transcende le tout.
Un des films incontournables de 2008.

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le 26 mai 2012

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Bapman

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