Titane était peut-être le film qui attisait le plus notre curiosité avec le Benedetta de Paul Verhoeven. Deux films qui parlent de construction et de déconstruction d’un soi : avec la même envie de raturer la notion de métamorphose. Après Grave, Julia Ducournau étonne et se déjoue des attentes avec hargne et pugnacité.
Titane est un film hybride. Hybride avant tout parce que ses personnages le sont : continuellement sur la brèche, au bord d’un précipice, au genre non déterminé (ou presque) et dont la recherche d’identité est le moteur de leur avancée. Dans un premier tiers du film, attendu et parfaitement exécuté, qui met Titane pied au plancher, Julia Ducournau affiche ses attentions. Elles sont claires. Celles d’un cinéma de genre décomplexé, suite logique de Grave et dont la violence n’épargne aucun corps : Alexia, aux allures androgynes, star de tuning dont le corps est starifié et sexualisé à outrance jusqu’à ses moindres détails, est également une tueuse en série. On le comprend assez vite. Féroce, le film l’est directement avec ce brutal accident de voiture nous expliquant la provenance des blessures de son personnage et du terme titane.
Dans une ambiance colorée, non loin du Spring Breakers d’Harmony Korine, qui aurait passé une nuit d’amour avec le Crash de David Cronenberg, la cinéaste agence ses meurtres avec panache, son regard sur une sexualité carnassière et l’ironie qu’on lui connait. Ces ruptures de ton présentes également dans Grave font mouche comme en atteste la série de meurtre dans l’immense villa. Scène marquante par son aspect défouloir aussi jouissif que récréatif. Julia Ducournau fait du Julia Ducournau : et c’est déjà très bien, tout en reconnaissant une nouvelle fois sa faculté à jouer sur le trouble et le malaise du body horror. Cassage de nez, cassage de nuque, morsure de tétons percés, baise automobile frénétique, perçage de tympan. Tout y passe pour notre plus grand plaisir derrière une mise en scène qui ne lésine pas sur les détails, sa photographie charnelle, et l’iconisation de la meurtrissure et du plaisir.
Mais alors qu’Alexia devient fugitive après un meurtre manqué, elle se cache chez un pompier, ayant perdu son fils depuis des années, et avec qui Alexia pense avoir retrouvé son fils. Inattendu, et presque burlesque dans son revirement de situation, c’est alors que la réalisatrice prend tout le monde de court et change de braquet : le body horror continue, s’intensifie, plébiscite même le dégueulasse avec cette grossesse « aliénante » mais cette atmosphère pop et cannibale de tueuse en série du début de récit dévie de sa trajectoire pour mieux se muer en film mutique, cyberpunk et dont l’errance est le leitmotiv de deux personnages en quête d’un autre. Elle tente d’avoir un père de substitution et lui, un fils antérieurement disparu: c’est simple et sec comme un road movie dont on pourrait déjà connaitre les formes mais Julia Ducournau profite de cette incartade dans cette caserne de pompiers où suintent la virilité crasseuse et l’homophobie décomplexée, pour se questionner sur le genre, le regard et la métamorphose notamment par le prisme d’Alexia, enceinte d’un être bien particulier et jouant les garçons pour dissimuler son identité.
Alors qu’on pensait prendre la route d’un film proche de l’univers de David Cronenberg, même si Crash et La Mouche sont des références visibles, Julia Ducournau inscrit son oeuvre lancinante mais jamais apaisée proche de l’univers fragmenté de Claire Denis, entre Beau travail et High Life : une oeuvre sur les fluides, la douleur corporelle, un amour décharné et une étude organique sur la volonté de se redéfinir (excellent Vincent Lindon en pompier masculiniste et fragile). Cette deuxième partie de film, moins viscérale mais toujours aussi ténébreuse, laisse parfois miroiter quelques doutes en Titane : l’aspect métallique est un peu délaissé malgré une autre scène « de sexe » , le versant slasher laissé au placard, donnant parfois lieu à quelques scènes ou quelques motifs répétitifs dans cette deuxième partie (la dissimulation des formes féminines et la grossesse). Pourtant, la puissance de l’expérience reste bien présente : avec cette envie continuelle de placer le corps au sein de son récit, de le voir se détériorer et mutiler pour mieux s’affranchir de lui même, la cinéaste a l’intelligence de se faire se répondre de nombreuses scènes (les danses de début et de fin, avortement/accouchement), pour mieux saisir l’opportunité de notre regard. Et laisser ses personnages se modeler comme il le souhaite. La sensation est bien là.
Article original sur LeMagducine