La Sélection officielle se doit de contenir son lot de films clivants : on parle d’eux bien en amont des projections, des rumeurs courent à leur endroit, et les élus qui les ont déjà vus lâchent quelques indices croustillants qui font frémir l’attente. Cette mise en bouche, alliée à une bande-annonce clinquante et volontiers cryptique, touche l’essence même de Titane. Sa première demi-heure récompensera toutes les attentes de spectateurs ravis de pouvoir par la suite jubiler sur l’usage d’un pied de tabouret, le sort d’un téton piercé ou l’état général des pavillons auriculaires des mâles en rut. Comme dans une cour de lycée, en somme, où l’on se repasse les morceaux de bravoure d’un film qui s’était porté candidat à l’effroi, au dégoût ou à l’indignation.
Si l’on accepte cette immaturité globale, l’alliance entre le talent visuel et l’humour peut garantir un bon moment. Titane est pop, rutilant comme les chromes et d’un noir visqueux d’huile de moteur, délire un peu et accumule les meurtres qui percutent, sans qu’on sache vraiment, dans un premier temps, comment prendre tout ce carnaval sexuel et sanglant. Mais, sans ironie aucune, Ducournau devrait insister dans son rapport à la comédie : c’est là qu’elle est la plus percutante.
Le récit qui succède à ce premier tiers n’arrangera pas les choses en termes de lisibilité. L’arrivée de Vincent Lindon vient tisser une nouvelle couche dans les troubles identitaires : la fusion avec la machine se voit doublée d’une indétermination sexuelle et filiale, pour un candidat à la paternité qui travaille lui-même son corps aux stéroïdes, et se fourvoiera avec un consentement inquiétant dans la foireuse escroquerie qu’on lui propose.
La relation vénéneuse qui s’installe n’est pas inintéressante, et l’on voit bien les intentions de la réalisatrice, qui cherche à bâtir un parcours initiatique pour sa créature. La psychopathe passe par un effacement identitaire qui lui permettra de vivre un temps camouflée, avant que sa véritable nature, elle-même hybride, ne prenne le dessus. Mais le récit patine, se répète, et peine à gérer ses arcs narratifs. Ironiquement, la greffe ne prend pas, malgré les tentatives de créer une structure en écho (la danse sur le capot puis sur le camion, l’incendie de la maison parentale et le massage cardiaque de la femme), et ce besoin éperdu de déconstruire qui tourne finalement à une sorte de gratuité un peu vaine. Pourtant, l’émotion n’est jamais loin, et une fulgurance comme la scène où Alexia est portée en l’air par son « père » lors d’une danse endiablée atteste du potentiel que ne fait qu’effleurer le récit. Les références auxquelles penseront forcément les cinéphiles ajoutent à la difficulté du film à se faire une place : les légionnaires de Beau Travail, la féminité aux liquides opaques d’Under The Skin, la violence de Tarantino ou les hybridations de Crash rodent un peu partout, mais surtout comme des aïeuls encombrants pour le nouveau-né qui braille un peu trop fort.
Car le problème est là : lorsqu’elle mordait dans la chair avec Grave, Julia Ducournau tenait un sujet, et allait au bout de son dispositif, malgré quelques maladresses excusables. Le film ouvrait des perspectives de fascination, voire d’effroi. Ici, la multiplication des pistes, la tentation de la surenchère et les facilités ne cessent de miner le terrain, et l’on ne sait trop quoi faire de cette question de la grossesse qui embarrasse autant le personnage que le récit global. La scène d’ouverture est elle-même symptomatique de ce programme intenable : ce clip de lap dance sur un capot, qui pourrait figurer dans un Fast & Furious d'avant MeToo, est censé être investi d’un renouveau du fait qu’une femme est derrière la caméra. Or, celle-ci n’a strictement rien à lui insuffler d’autre.
Entre trash et fadeur, formalisme et immaturité, référentiel et sans âme propre, Titane est donc effectivement un film transgenre. Sa remise en question du code cherche à avoir l’impact d’un coin d’évier sur une cloison nasale, mais reste encore pour le moment au niveau des draps souillés.