On le dit souvent, il ne vaut mieux rien connaître sur ce film avant de le voir. C’est vrai, la surprise doit être totale en y allant, et le scénario/synopsis, aussi intéressant soit-il, est loin d’être le seul intérêt du film.
J’aimerais parler d’expérience si ce terme n’était pas trop souvent galvaudé. Dans le fond, c’est un peu ça, on vit quelque chose devant Titane, dont le titre induit d’emblée métal, matière, quelque chose de primaire et d'originel, et créature mythologique mise au féminin.
Surtout, cette expérience de spectateur ne se limite pas aux usages un peu fumeux et poussifs de ce terme : pas d’effets visuels tape-à-l’œil, de « plan-séquence-de-1h-30 ». Alors bien sûr, la réalisation est admirable, le travail sur les lumières et les ambiances est bluffant mais finalement de manière assez traditionnelle, sans en faire trop, pas de poudre aux yeux. Le film est profondément visuel mais ne tombe jamais dans l'esthétisme (à rebours de ce qui personnellement m'agace chez un Noé, prétentieux derrière sa caméra, voulant constamment rappeler au spectateur qu'il est là). Non, si on peut parler d'expérience, c’est sans doute par l'ambition du film, palimpseste du cinéma de genre (Carpenter et Cronenberg évidemment, mais aussi Lynch, les images de flamme rappelant l'efficace générique de Sailor et Lula) qui fond tout cet héritage pour proposer un long-métrage dense, énigmatique et hors-norme.
Le film n'explique rien, ne tombe dans aucun psychologisme facile ou dialogues creux : les personnages demeurent opaques, le cinéma, ici, propose au spectateur un rapport empathique sans lui permettre de se rattacher à des repères simples. L'autre est autre.
Pourtant, notre rapport au personnage d'Alexia évolue : on est au départ choqué par sa violence, on se dit, en spectateur banal, "d'accord c'est une serial-killeuse", puis...ce n'est plus aussi simple (d'où le titre de cette critique, emprunté au film de Friedkin, "on n'est jamais juste quelque chose"). Sa métamorphose physique (insoutenable), le nouveau nom qu'on lui donne, fait aussi évoluer notre rapport au personnage. Une seconde naissance donc, qui met en abyme la monstrueuse grossesse qui ronge le personnage jusqu'à la dernière scène (d'ailleurs, je ne sais pas, la titane, est-ce Alexia ou l'être mi-homme mi-machine à laquelle elle donne vie ?). Alexia devenue Adrien, on éprouve pour le coup beaucoup plus d'empathie pour cet être androgyne et brisé qui se retrouve dans un nouveau milieu. Brisé est aussi Vincent, le pompier sous stéroïdes qui recueille Alexia en voyant en lui Adrien, son fils perdu. Le film invite explicitement au rapprochement entre ces deux personnages que tout semble opposer. Si les cassures de Vincent sont plus intérieures, il n'a pas non plus un rapport évident à son propre corps, vieilli, qu'il tente de doper, de muscler, même si, dès les première scènes, sa vulnérabilité est patente. Intérieurement de même, Vincent perd pied, le réel semble loin (son ex-femme parle de "son délire"), malgré son pragmatisme en mission. Le film rapproche donc un capitaine de pompier en miettes qui se voudrait sur-viril et une danseuse à l'air vulnérable qui est une tueuse.
Film de genre et film sur le genre, Titane renoue aussi avec certaines thématiques de Grave, en termes d'espace (la caserne de pompier remplace la fac de vétérinaires, autre lieu clos, disciplinaire qui se définit par un rapport au corps et à la chair dérangeant en dépit de leur commune mission curative), d'esthétique (les scènes de danse - peut-être pas le plus original ?), de rapport entre les personnages (la famille semble anxiogène et destructrice). Mêmes obsessions chez les personnages pour leur corps qui dérange, qu'on ausculte, qu'on gratte. Mais ici, que ce soit dans son refus d'expliquer ou dans les parallèles établis entre les personnages, le film est plus ambitieux, déroute davantage, s'amuse avec des fausse-pistes : non, le personnage interprété par l'actrice principale de Grave ne jouera aucun rôle important, elle disparaîtra dans le premier tiers du film ; non, ce ne sera pas la traque d'une tueuse, les quelques policiers aperçus au détour de certaines scènes ne permettront aucune élucidation claire.
Il faut saluer le courage du jury de Cannes présidé par Spike Lee qui honore donc ce film hybride et queer de la palme d'or, qui plus est un deuxième film (c'était ce qui était arrivé à Tarantino avec Pulp Fiction...). C'est récompenser une réalisatrice brillante, qui apporte une bouffée d'air frais, avec d'autres, à un cinéma français souvent terne et sans ambition, cantonné à des genres prédéfinis et usés jusqu'à la moelle. C'est aussi, bien sûr, promouvoir une vision politique, que J. Ducournau a brièvement évoqué dans son émouvant discours d'hier soir : "Merci de laisser rentrer les monstres". Sa titane en est un au sens banal, certes, mais aussi et surtout au sens étymologique, le monstre a rapport à la monstration, c'est celui qui est montré du doigt mais aussi celui qui nous montre quelque chose. "En révélant précaire la stabilité à laquelle la vie nous avait habitués – oui, seulement habitués, mais nous lui avions fait une loi de son habitude – le monstre confère à la répétition spécifique, à la régularité morphologique, à la réussite de la structuration, une valeur d’autant plus éminente qu’on en saisit maintenant la contingence" (Canguilhem).