Pour son premier film, celui qui devint par la suite l'un des plus grands documentaristes contemporains, Frederick Wiseman réalise un coup de poing. Sa plongée brutale, sans commentaire, frontale, est une immersion en liberté totale, aride, dans le quotidien du centre pénitentiaire de Bridgewater dans le Massachussetts.


Le film prend pour sujet d'étude les patients incarcérés dans l'unité carcérale psychiatrique de cet hôpital, des malades mentaux, qui ont commis des crimes, dont on ne nous épargne pas la liste, notamment lors d'une scène au début, prenant un cas comme modèle parfait ; pédophile, sexuellement instable, violent, alcoolique, suicidaire, ...


L'idée de ce documentaire est de dénoncer le plus frontalement la confusion, en 1966, qui se faisait (et se fait peut-être encore) entre le soin psychiatrique et le châtiment pénitentiaire et judiciaire.
Que faire de ces individus inadaptés à la vie en société, telle qu'elle est bâtie, qui commettent des crimes plus ou moins atroces, mais qui n'en sont légalement pas les responsables ?
En filmant frontalement la folie de ces hommes, dont on suivra via quelques destins, devenus personnages (de celui qui vomit un discours inarrêtable et sans cohérence ponctué de "Biddlegah" au schizophrène paranoïaque, parfaitement lucide sur son intelligence, et demandant son extraction vers lune prison "normale"), c'est finalement les relations entre les détenus et leurs gardes qui intéresse Wiseman.
C'est finalement le personnel du centre pénitentiaire qui se révèle les vrais personnages du documentaire, comme tout droit sortis d'une fiction ; d'un chef des gardiens goguenard, se mettant à l'avant de la scène, dans la représentation permanente, se transformant un temps en chef d'orchestre, ou gérant de cirque, c'est selon, à un médecin édenté, à l'accent slave presque parodique, et aux lunettes de soleil sorties d'un mauvais film d'espionnage de l'époque.


La frontalité avec la folie côtoie celle d'un quotidien où l'humiliation et la violence physique est comme un jeu, ou le harcèlement est constant. Wiseman maîtrise à la perfection l'art de la transition, ironique et violente, ouvrant son film sur une jolie scène de chant lors d'une soirée spectacle pour l'enchaîner avec une séquence où de nouveaux détenus sont accueillis, par un gardien qui les humilie et les dénude entièrement, celui-là même qui, le plan d'avant, chantait en cœur avec ses patients. C'est aussi, dans une terrible scène, l'alternance entre temps présent de l'action où l'on nourrit un patient qui refuse de s'alimenter grâce à une sonde qu'on enfonce dans son nez jusqu'à son estomac, et des visions en flashforward de sa mort à venir et du soin qu'on apporte à son cadavre.


Avec toute la malice du silence et d'un regard objectif, Wiseman se dissimule derrière sa caméra portée à l'épaule, plus immersive que jamais, et dénonce.
Il dénonce le jeu des gardiens sur les patients.
Il dénonce le fait qu'on prenne plus soin des morts que des vivants.
Il dénonce la confusion entre punition et soin, qui fait des relations gardiens-patients/détenus un jeu constant d'humiliation, une fausse amitié qui se construit entre eux, toujours fondée sur une hiérarchie.


Mais une amitié tout de même.
Le film se refuse à tout manichéisme ; si l'on s'imagine des mâtons parfois violents et humiliants (qui répètent des dizaines et des dizaines de fois la même question, pouvant ainsi pousser à la folie n'importe quel être mentalement sain, qui tutoient mais ordonnent envers leur personne un respect militaire, qui rient entre eux, qui impersonnalisent par des prénoms, ou des noms qu'on écorche, ...), ce sont finalement les seuls proches de ces hommes que la société entière refoule. Les seuls avec qui chanter, rire et danser, les seuls avec qui fêter son anniversaire (sublime séquence avec les femmes, probablement bénévoles, venues jouer avec les patients), les seuls qui considèrent et tentent de soigner, ou du moins d'encadrer, la maladie, les seuls présents pour prier à l'enterrement.


Cette relation ambiguë est entièrement résumée par une séquence avec un homme, Jim, qu'on sort de sa cellule pour le laver, le raser, et que l'on raccompagne. Il est le seul nu parmi une dizaine de gardiens, sans aucune intimité, il est coupé lorsqu'on le rase, sans soin, il est poussé à bout par d'assommantes questions auxquelles il a préalablement de nombreuses fois répondues. Et pourtant ; on le lave, on le rase, on le protège, et on est les seuls à s'intéresser à lui, à sa vie d'avant, à sa carrière passée en tant que professeur de mathématiques.
Si par l'impératif du soin on peut parfois le faire devenir torture (la scène difficilement soutenable de la sonde à nourriture), où l'on menace et l'on trie ("c'est un bon patient" lance le docteur face ce patient calme), on soigne néanmoins, on cajole, on divertit, on protège de soi-même et des autres, et ce durant toute une vie de détenu que Wiseman nous donne à voir dans l'ordre chronologique ; de l'entrée à la sortie, mort.
Dans un analyse que n'aurait pas reniée Michel Foucault, les corps sont mis en scène dans leur exclusion et le regard médical et froid qui est posé sur eux, un corps plié à des normes décidées au-dessus de lui mais subies dans sa chair.


Dans un chaos de cris, de bruits divers, de discours incohérents au débit infernal, de musiques superposées (un vieil homme chantant "Chinatown" avec en fond une télévision jouant une toute autre mélodie), Wiseman capture la chorégraphie d'un monde réglé, où l'absurdité et la violence sont quotidiennes, où les récits paranoïaques se frottent et tendent à se confondre avec ceux du personnel.
Un monde où la norme et la vérité ne sont que le fruit d'un pouvoir hiérarchisé, où la logique ne tient finalement qu'à cette conservation du pouvoir par les scientifiques et les gardiens.


Wiseman fait de nous des cobayes, autant des spectateurs pervers face à un spectacle de freaks (l'ironique chanson de fin "Nous espérons que notre spectacle vous aura plu") que des paranoïaques, angle par lequel le discours d'un patient tentant de plaider sa cause pour un retour en prison, accusant les traitements qu'on lui administre et l'enfer global du centre de faire dépérir son état et d'aggraver sa santé mental, devient finalement plus cohérent et plus disposé à recevoir notre confiance que ceux d'une institution qui traite avec mépris les individus et ne règle la solution qu'à grands coups cachets. Qui est le plus fou des deux ? Sommes-nous face à une expérience de schizophrénie collective ? Comme si le centre, représentation miniature d'une société elle-même malade, entretenait la folie.


Un film qui fut censuré jusqu'en 1991 par la cour suprême du Massachusetts, alors même que Wiseman avait obtenu toutes les autorisations nécessaires à un tournage sans entrave. Un carton de fin annonce qu'il a été judiciairement décidé que le film devait comporter un carton signalant au spectateur que depuis 1966, date du tournage du film, les conditions au centre en question avaient été améliorées.
Si c'est obligatoire, soit : "Changes and improvement have taken place at Massachusetts Correctional Institution Bridgewater since 1966." peut on lire en post-générique.


"Show must go on", nous chante le chœur tragique qui encadre le film.

Créée

le 3 déc. 2020

Critique lue 113 fois

Charles Dubois

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