Tokyo-ga est généralement présenté comme un hommage de Wenders à Yasujiro Ozu, et c'est vrai qu'il s'agit là d'un aspect important du documentaire. Le film débute et finit par un extrait de Voyage à Tokyo, et surtout deux de ses scènes les plus marquantes sont des rencontres avec des hommes qui ont travaillé avec le grand réalisateur japonais, l'acteur Chishu Ryu et le cameraman Yuharu Atsuta. Tous les deux vont évoquer les méthodes de travail d'Ozu, son perfectionnisme (voir ce passage incroyable où on nous montre un chronomètre spécial que le réalisateur du Goût du saké s'était fait fabriquer, qui lui permettait de mesurer non seulement la durée de ses plans, mais le métrage de film que cela utilisait aussi bien en 35 qu'en 16 mm). Deux témoignages d'une grande force émotionnelle qui non seulement décrivent un grand cinéaste à l’œuvre, mais expriment surtout l'honneur d'avoir travaillé avec lui. Chishu Ryu emploiera même cette phrase magnifique : "j'étais devenu une couleur sur la palette d'Ozu".
Par extension, Wenders va s'intéresser aux traces d'Ozu dans le Japon de 1983 (date du tournage du documentaire, c'est-à-dire 20 ans après la mort du réalisateur). Les petites ruelles populaires, les trains, cet enfant capricieux qui rappelle celui de Bonjour... Ozu semble avoir tellement bien décrit le Japon contemporain que sa mémoire est partout.
Et c'est justement de cela que va partir une réflexion sur les images. Les images, d'abord, comme reproduction de la réalité. Une reproduction factice, qui déforme forcément les choses. Le film joue beaucoup sur la frontière entre vrai et faux, et sur le rôle des images dans ce jeu de faux-semblants. Le point culminant est atteint avec cette fabrique de faux aliments en cire, plus vrais que nature. Au-delà, c'est toute une culture du factice, de l'apparence de la réalité, qui est mise en évidence.
Car derrière ces images omniprésentes (celles du cinéma, bien sûr, qui sont forcément re-création du monde par le prisme du regard d'un auteur, mais surtout celles de la télévision : les écrans sont partout, invasifs), il y a des enjeux politiques, ceux de ce que l'on appelle de nos jours le soft power. Il faut voir cette américanisation de la culture nippone, qu'Ozu avait déjà montrée dans ses derniers films : les enfants qui jouent au base-ball dans les rues, un groupe de danseurs de rockabilly habillés comme Travolta dans Grease...
Wenders montre le double mouvement qui se crée autour et grâce à ces images : les images naissent de notre vision du monde, mais ensuite, par un retour de balancier, elles façonnent une autre conception du monde, qu'elles ont le pouvoir d'implanter dans les esprits. C'est là que se dessine tout un jeu de domination culturelle par l'imposition d'une représentation du monde.
Tokyo-ga est un film typique du cinéma de Wenders : lent, volontiers contemplatif sans jamais être ennuyeux, émouvant, baigné d'images sublimes, rempli d'allusions cinématographiques et de réflexions politiques. Un film remarquable.