Par Jean-Sébastien Chauvin
Tokyo sonata, le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa, n'est pas un film comme ceux auxquels le Japonais nous avait habitué, où dominent le surnaturel, les fantômes, l'idée tourneurienne que les morts sont plus nombreux que les vivants et investissent le réel pour tourmenter les hommes (cf. le projet avorté de Jacques Tourneur, Murmures dans des corridors lointains, qui rappelle en bien des points le sublime Kaïro). Nuls fantômes ici, aucune vision de cauchemar, ou plutôt si : un cauchemar de chair, matériel, concret, et à ce titre la phase terminale de l'horreur, puisque celle-ci s'est réalisée, de la même manière que le spectre de Kaïro, a un corps physique que l'un des protagonistes finit par toucher avec effroi. Tokyo Sonata est le portrait cru et réaliste d'une famille peu à peu atomisée à la suite d'un mensonge initial : un père de famille cache à sa femme et à ses enfants qu'il a été licencié. Le film décrit alors le parcours de chaque membre, accompagnant les adultes (le père, la mère et l'aîné) au bout de leur nuit, laissant au plus jeune (un garçon de 10 ans) le rôle de celui qui, sincère avec son propre désir, tel un guide innocent, sortira ce monde du tunnel. Description sèche, implacable, parfois acide de la japanese way of life et de ses mystifications.
D'où vient alors cette sensation de réalité spectrale qui empêche le film d'asseoir tout à fait sa dimension matérielle ? Une aura flotte autour de lui, l'élevant toujours un peu au-dessus du sol, si bien qu'au-delà de ces plans tracés au cordeau, parfois carcéraux, le film tangue sans bruit comme un vaisseau fantôme à la lenteur inquiétante. Rythme atone de ses récits, plans fixes, arrimés au sol mais toujours mus par le regard de quelque spectre acéré et critique. Dans le cinéma de « KK », les images n'ont pas ce pouvoir d'évocation qui, chez certains cinéastes, donne le sentiment au spectateur de voir au-delà du visible (chez Antonioni, dont les récits et l'esthétique gazeuse amènent à une forme de dissolution de la réalité). Chez Kurosawa, qui fut un temps l'un des fiers épigones du cinéaste italien (dans Cure ou Barren Illusion), le regard du spectateur n'est jamais transporté vers un ailleurs invisible pour l'œil, il est davantage confronté à toutes sortes de signaux qui occupent étrangement le cadre, sans jamais qu'on puisse leur prêter un sens évident. Le cinéma de Jacques Tourneur, qu'on a dit être celui du hors-champ, était aussi un cinéma fondé sur ces signes, ces traces visibles qui signalent une force invisible : une branche en mouvement, un craquement, des traces de pas dans la neige, une ombre sur un mur. Mais ils étaient constamment, dans la logique pragmatique qui a toujours été celle du cinéma américain, inféodés à une logique, à une concrétude (la branche bouge et craque car un corps s'est détaché d'elle et fond sur sa proie). (...)
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