Cher ($$$) Xavier Dolan,


Vous devriez savoir, vous qui considérez votre importance et la considération mieux que personne, l'importance des mots d'un réalisateur palmé pour la palme (vous ne l'êtes pas totalement, c'est vrai, mais tout le monde fait comme si-).
Lorsque vous dites "personne ne fait des films pour être vus par 15 000 personnes", vous effacez de votre considération la majorité des gens qui font du cinéma.
Le cinéma est un moyen d'expression, et non de démonstration [démonstration de forces, ou d'intentions], n'en déplaise à ceux qui crient votre nom le temps d'un festival, ceux qui ont déjà écrit l'éloge de votre prochain film et de celui d'après, et celui d'après encore dont vous avez déjà calculé la répercussion. Parce que oui, Xavier $, vous ne laissez rien à la surprise, à ce qui détient du cinéma, le hasard de voir un film en salle, de la vie. Vous jouez de vos --codes-- dont vous tordez les formes pour atteindre le palier suivant, seulement. Ce même palier que l'on retrouve dans les jeux en boites et dans ceux de la télévision.


C'est donc ça l'expression du rêve auquel il faut croire lorsqu'on est jeunes comme vous ? Pour réussir, la somme de cette réussite ? et toutes ces choses que vous avez criées à Cannes, ces choses que vous adressiez aux gens comme moi, qui sans rien veulent tout faire. C'est donc comme ça que vous suivez vos mots, dans le modelage ou le renie de l'instinct, le renie de ce que nous sommes pour être ce qu'il faut être pour arriver facilement là où l'on doit être ?
Je pensais vous comprendre lorsque vous disiez tous ces mots en chialant devant la foule, je pensais pouvoir reconnaître un des miens, un des nôtres, de ceux qui veulent faire des films parce que c'est comme ça qu'ils parlent le mieux.


Je me suis toujours dit, et même face à la mort des choses, à l'impatience ou à mon frigo vide, qu'il n'existait pas de compromis aux rêves, que réussir ce n'est pas être vu de tout le monde et faire des recettes qui dépassent l'humanité mais que réussir c'est être là où l'on veut être réellement, c'est prendre le temps de savoir qui l'on est sans le reflet des écrans noirs blancs vitreux humides amoureux, ou haineux. Sans définitions.
Je me suis toujours dit qu'il était possible de construire son échelle sans casser celle des autres. Je ne veux pas avoir l'air de ronger la vôtre, jamais, mais en disant ces choses que vous dites trop souvent, et surtout cette phrase que j'ai citée plus haut, vous rongez les nôtres.


Je le dit: vous vous trompez, et je trouve ça triste, parce que vous assumez avec dédain une chose blessante et terrible. Nous sommes une majorité, et le cinéma ce n'est pas le chiffre, le cinéma c'est effectivement voir mais pas être vus. Et je veux bien croire qu'entre deux martini dans votre peau de prestige, imbibé du Vous des Autres, entourés des Autres, enfermés dans des endroits toujours pareillement formatés, votre vision s'est troublée. Mais pensez à ça :


Nous sommes plus nombreux de ceux qui parlent seuls, à soi-même ou à nos quelques trois amis que de ceux qui ne parlent que face à une foule qu'on identifie pas totalement mais qu'il faut tout de même identifier.
Moi j'ai des images morbides qui me retournent là d'où vient mon envie de faire des films lorsque je pense aux hommes qui ont imposé leurs mots en faisant entendre qu'ils étaient définitivement justes.


L'identité est un douloureux problème, et pour tout le monde, je vais pas vous blâmer. D'ailleurs vous en faites des films, et justement j'en viens à me demander maintenant, cette vitesse à laquelle vous tournez ces films, n'est-elle pas une fuite de ces questions ? De l'existence finalement.
Parce que personne n'a jamais vécu dans la facilité. La facilité empêche la vie, et par vie je n'entend pas un corps qui se mouve, des lèvres qui font la moue. Par vie j'entend le questionnement, la recherche, la création. Le partage sans concession.


Vous savez très bien qu'en recherche maladive d'identité une jeune personne s'identifie à une autre qui exprime des choses de l'espoir. En somme, c'est une procuration. J'ai été comme ça, et de nos âges cela est une "normalité". Les névroses de nos décennies sont dans ce problème d'identité. J'aurais du mal à croire que vous n'ayez pas expérimenté ce moment de faiblesse dans lequel on se reporte à un autre, on s'y identifie si fort qu'on ne vit plus ce qu'on voulait tant vivre puisque l'autre vit mieux. Ça nous détruit profondément et puis lentement revient la vie, et de nouveau la recherche, le partage, le questionnement. La créativité sans concession.
Vous comprenez forcément cela et d'ailleurs vous devez tellement le comprendre que c'est à ce point-là (et ce n'est pas un point de synthèse mais un réel point de côté douloureux, lancinant) que se créé votre manipulation, le noyau autour duquel vous faites grossir la chair de votre fruit. C'est dégueulasse, non ?


C'est dégueulasse parce qu'avec ce genre de fruit il est toujours impossible d'en croquer la chair sans en manger le ver, ce ver qui ronge tout. Je me demande si ça vous ronge, vous, ou si de toute façon ce qui compte c'est que vous en soyez pas réduit à 15 000 spectateurs. Et je me demande aussi si je me trompe pas sur votre identité, ce que vous êtes profondément, parce que vos films n'en disent rien, vous en êtes le personnage principal, même lorsque vous ne jouez pas, mais sous le personnage ? Vos films disent seulement de les regarder.


Je me pose plus de questions que je ne filme, c'est vrai, et lorsque je filme, j'interroge tout. Et ça, ça n'est plus de la névrose, c'est parce que la plupart du temps j'essaie de vivre sans perdre de mon champ de vision toutes les belles questions, sans créer une superposition parfaite avec celles des autres. J'impose pas celles-ci aux vôtres, ni à celles de ceux qui liront parce que je veux bien admettre qu'on me pense injuste, je n'ai toujours pas trouvé de justesse ou de justice à ce sujet.


Mais de tout ça, je sais d'une façon certaine, juste et polie que vous avez tort sur l'expression, je le dis parce que j'y pense depuis toujours.


Je voulais surtout vous dire, au-delà du questionnement, que ces gens qui n'existent pas pour vous, ce "personne ne--", cet oubli, c'est nous, c'est moi. Et j'ai pensé que vous dire ce que je pense le plus simplement et profondément à cet instant même ramènerait ce "personne" à "quelqu'un":


A cet instant même et comme souvent je me dis trois milles choses dans ma tête. Parfois je dis des belles choses à voix haute que personne n'entend, d'autres fois quelqu'un écoute. Et la foule du monde entier ne pourrait pas rendre moins justes ou moins belles toutes ces choses que je me raconte, que je dis dans ma tête ou dans les oreilles de quelqu'un la nuit, parce que je les ai dites à cet instant sans flatter, sans draguer, dites parce qu'elles étaient vivantes.
Vivantes qu'elles seront toujours, sans rapporter des millions, sans rouler sur l'or, seulement pour elles et nous une vision un peu moins compromise du monde qui entoure dans les rues et dans les bars les salles de cinéma. Toutes ces discussions, celles du matin, celles du soir.
Vivantes pour toujours surtout parce qu'elles vivent totalement, elles aussi, en dehors du pétrole de nos vies, autrement qu'écrites sur du papier vert.
Parce qu'elles ont été dites dans toutes leurs pesanteurs et toutes leurs légèretés aussi.
Qu'elles vivent pour vivre, comme on vit une vie, comme on fait un film.

FlorentMarotel
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le 5 janv. 2016

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