[Critique publiée dans CinéVerse]

A Rome, Tommaso (Willem Dafoe) écrivain new-yorkais, et sa femme Nikki (Cristina Chiriac-Ferrara) traversent une crise conjugale. Ayant rompu avec sa vie dissolue américaine, Tommaso aspire pourtant à une vie familiale rangée avec leur fille Deedee (Anna Ferrara). Mais éloigné de l’alcool et de ses addictions, il traverse des phases paranoïaques et hallucinatoires, causés par ses accès de jalousie.


En 2012, Abel Ferrara quitte les États-Unis pour rejoindre l’Italie, pays de ses racines. Il y tourne Piazza Vittorio et Pasolini, ancrés dans l’héritage italien, comme si cette traversée de l’Atlantique, ce retour aux sources, avaient réensemencé son cinéma d’une vitalité nouvelle. Remplacer le Jack Daniel’s et la dope par du Nero d’Avola et des pasta con zucchine, ça vous change un cinéaste. Le King of New York est devenu Re di Roma.


Tommaso est à la fois Abel, et un autre. Abel, car il est tourné dans son propre quartier romain. Mieux, Ferrara utilise son appartement comme décor-clé, avec sa femme et sa fille, pour incarner la femme et la fille de son héros. Pour ce rôle éponyme, il choisit Willem Dafoe, son acteur fétiche et accessoirement meilleur ami, quasi voisin d’immeuble dans la capitale transalpine. Le film s’ouvre au son d’un gong bouddhiste, auquel se mêle un chant d’opéra, symbole du melting-pot culturel dans lequel est plongé depuis toujours le gamin du Bronx.


Et dans le même temps, Tommaso est un autre. Il est ce que Dafoe veut bien en faire, par ses multiples improvisations qui cadencent son interprétation une nouvelle fois majuscule. Alter-ego de Ferrara, il prolonge la vie de son ami, dans ces rues qu’ils arpentent chaque soir, oiseaux de nuit dans une Rome insondable et mutique. A la manière de Fellini-Roma, les déambulations dans la ville éternelle prennent des chemins fantasmagoriques, où le réel rencontre les mirages.


Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est fantasmé ? À quel point les couples Ferrara-Ciriac et Tommaso-Nikki se confondent-ils ? Le huis-clos dans l’appartement familial, rythmé par des scènes du quotidien, prend au fur et à mesure des crises de Tommaso, un tour quelque peu hallucinatoire. Désintoxiqué, loin de sa vie d’ex-junkie, l’artiste bad-tripe, et imagine sa femme avec d’autres hommes. On retrouve alors le royaume sombre de Ferrara, ses tapis d’ombres où la noirceur humaine vient se réfugier. La photo aux tons orange et noirs, colore des cadres définis avec un sens toujours aigu de la composition.


Comment est le monde de la sobriété, pour un homme qui a toujours connu l’ivresse ? Ferrara se fait une catharsis par Dafoe interposé. La prise de drogue, c’était « s’oublier soi-même, se rapprocher de la beauté de la vie ». En quittant la drogue, Tommaso a l’impression d’avoir quitté le goût de vivre.


Sans alcool, la réalisation est moins folle. Un Abel Ferrara désintoxiqué est-il encore Abel Ferrara ? Perdu dans son ascétisme bouddhiste, Dafoe réemprunte ses atours messianiques de La Dernière Tentation du Christ de Scorsese, tel un prédicateur crucifié, prisonnier de son mal-être. Nikki devient tout à la fois une tentation inaccessible, et une prison pour ses rêves. « J’ai un problème, j’ai besoin de toi » avoue-t-il à sa femme désormais défendue. Son amour est une nouvelle addiction, une drogue dure pour laquelle il n’y a pas de rehab. C’est ainsi que Tommaso et Abel Ferrara retrouvent le chemin de leur folie. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse.

Kieros
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le 4 sept. 2021

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